Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA LONGUE MARCHE DE L'AFRIQUE DU SUD

Entretien avec André Brink, Écrivain sud-africain. par Sabine Cessou, journaliste indépendante, ancienne correspondante de Libération en Afrique du Sud.

n° 128 - Été 2010

André Brink Sabine Cessou - Avec la Coupe du monde de football, les projecteurs ont été braqués sur l'Afrique du Sud pendant un mois entier. De nombreux observateurs avaient douté de la capacité du pays à organiser le tournoi. Ces doutes vous paraissaient-ils justifiés ?
André Brink - J'ai moi-même été sceptique quant à l'idée d'organiser la Coupe du monde de football en Afrique du Sud. Je ne suis pas certain que le pays a eu raison de se permettre cette énorme dépense. Notre économie va-t-elle tirer du Mondial tous les bénéfices espérés ? Il est encore trop tôt pour le dire. Malgré tout, la Coupe du monde de football aura été une expérience extraordinaire du point de vue de la construction de notre nation. Je m'en suis rendu compte avant même qu'elle ne commence. Dans certains stades, les spectateurs noirs et blancs se sont réunis, donnant l'impression de partager une vision et des idéaux communs pour l'avenir. Ce simple fait représente en soi un progrès spectaculaire.
S. C. - La Coupe du monde aura-t-elle des conséquences politiques ?
A. B. - L'événement devrait générer de la sympathie à l'égard de l'Afrique du Sud à travers le monde. Reste à espérer que le gouvernement saura traduire cette sympathie en bénéfices concrets ! Tant de problèmes doivent encore être résolus : la pauvreté ; le logement ; les routes ; le fonctionnement des services publics de base dans les endroits situés à l'écart des grandes villes, etc. Hélas, ces dernières années, les responsables politiques, tirant profit d'une corruption en augmentation constante, ont surtout paru intéressés par la création de richesses pour eux-mêmes, leur famille et leurs amis...
Le meilleur effet que pourrait avoir la Coupe du monde ? Contribuer à ce que les discours radicaux se dissolvent dans un sentiment d'unité nationale. Mais le potentiel de nuisance de Julius Malema - le président radical de la Ligue des jeunes du Congrès national africain (ANC) - et de ses partisans m'inquiète beaucoup. Tout se passe comme si Jacob Zuma lui-même avait peur de Julius Malema, comme s'il voulait le satisfaire ! Or Malema n'a pas d'éducation et aucune sophistication... Il défend quelques idées anachroniques telles que la nationalisation des mines. Son influence, cependant, paraît bien réelle. De ce point de vue, ce qui se passera après la Coupe du monde sera très important. Les dirigeants vont-ils enfin se mettre réellement au service de l'énorme majorité des gens qui ont besoin d'aide ? Y aura-t-il une nouvelle donne en Afrique du Sud ? Depuis les premières élections démocratiques, en 1994, une bonne partie des habitants n'ont pas vu beaucoup de changements se produire dans leur vie...
S. C. - La situation actuelle était-elle impensable dans l'Afrique du Sud de la fin de l'apartheid ?
A. B. - Absolument impensable ! Jusqu'au matin même des élections du 27 avril 1994, il y avait des attentats, des massacres entres partisans de l'ANC et les nationalistes zoulous de l'Inkhata (2)... Et soudain, la violence a cessé. Ce fut l'une des expériences les plus fantastiques de ma vie. J'ai vu se réaliser le rêve de plusieurs décennies ! L'euphorie de cette époque a été pour nous, Sud-Africains, une expérience unique. C'était époustouflant ! Ensuite, le soufflé a commencé à retomber. Malheureusement, Mandela a décidé de ne rester au pouvoir que pour un seul mandat (de 1994 à 1999). Quel dommage qu'il n'en ait pas effectué un second ! La situation a commencé à se détériorer après son départ, en 1999. Mandela, un être exceptionnel, doté d'une grande force morale, a poussé les choses dans le bon sens. Mais son départ a permis à des tendances négatives de l'emporter : l'exploitation de la majorité pauvre, la corruption, le népotisme... Je vous ai déjà dit tout cela. Heureusement, les bases qu'il a créées sont solides. Les gens l'admirent tellement qu'ils souhaitent continuer à aller, malgré tout, dans la voie qu'il a ouverte. Souvent, quand je me laisse gagner par le pessimisme, je prends du recul et je compare la situation actuelle à celle de 1991. Il faut l'admettre, l'Afrique du Sud a parcouru un sacré chemin !
S. C. - Frederik de Klerk, le dernier président de l'apartheid, a fait libérer Mandela en 1990 et levé l'interdiction qui frappait l'ANC depuis 1960. Représente-t-il pour vous un grand leader, quelqu'un d'exemplaire ?
A. B. - Je ne l'ai jamais beaucoup apprécié. Il a ouvert la porte au changement, certes... qu'il l'ait voulu ou non. Le pays était, à l'époque, sous le coup de sanctions internationales, et la chute du Mur de Berlin a précipité la fin de l'apartheid - un système qui trouvait sa justification dans la lutte contre le communisme. Mais je connais bien de Klerk : son coeur n'y était pas. En libérant Mandela, il a voulu lâcher du lest et réformer un tant soit peu ; mais il ne pensait pas du tout abandonner le pouvoir. Les négociations qui ont suivi ont été très difficiles. Quand on évalue quelqu'un, il faut tenir compte de sa dimension morale. Or même à l'université, où je l'ai côtoyé, Frederik de Klerk passait pour un personnage assez faible, qui voulait absolument plaire. Dans les petits cercles de notre faculté, à Potchefstroom, il n'avait pas assez de crédit auprès des étudiants pour être élu à la tête de leur Conseil. Il n'en était que vice-président. Voilà qui en dit long sur la confiance qu'on lui accordait à l'époque...
S. C. - Nelson Mandela est souvent critiqué pour ne pas avoir réglé sa propre succession. Il a laissé Thabo Mbeki, exilé de longue date, s'imposer dans les structures du parti, au lieu de défendre Cyril Ramaphosa (3), ancien secrétaire général du Syndicat des mineurs et de l'ANC, qui aurait peut-être été plus qualifié pour diriger le pays...
A. B. - Nelson Mandela aurait préféré voir Cyril Ramaphosa lui succéder. Ce choix aurait été bien meilleur, sans aucun doute. Mais Thabo Mbeki était « programmé ». Dès avant la libération de Mandela en 1990, Mbeki - …