Entretien avec
Catherine Ashton
par
Luc Rosenzweig
n° 128 - Été 2010
Luc Rosenzweig - Peut-on définir la diplomatie européenne autrement que comme le plus petit dénominateur commun entre les pays membres de l'UE ? On le sait bien, les intérêts des États de l'UE divergent souvent sur les grands dossiers comme, par exemple, le Proche-Orient ou les relations avec la Russie... Dès lors, n'êtes-vous pas condamnée à conduire une diplomatie molle et sans aspérités ? Catherine Ashton - Je n'adhère pas à la théorie du « plus petit dénominateur commun ». Si c'était le cas, je n'aurais pas accepté le poste que j'occupe depuis novembre 2009 ! Je sais bien que cette vision est, malheureusement, encore répandue dans certains esprits. Mais il faut regarder la réalité. Quel État membre n'a pas intérêt à ce que les efforts de paix au Proche-Orient aboutissent ? Quel État membre n'a pas intérêt à entretenir une relation de confiance avec ce grand voisin qu'est la Russie ? Et lequel de ces deux dossiers pourrait sérieusement être géré de façon « molle et sans aspérités » ? L. R. - Quelle est votre marge de manoeuvre par rapport aux ministres nationaux des Affaires étrangères de l'UE ? C. A. - Là encore, je crois qu'il est bon de dissiper certaines idées reçues. Lorsque j'effectue une tournée en Afrique de l'Est pour travailler au renforcement de notre coopération avec les États de la région dans la lutte contre la piraterie, lorsque je vais en Inde discuter de contre-terrorisme et de non-prolifération ou encore lorsque je me rends à Gaza, je le fais pour trois raisons : parce que les intérêts de l'Union européenne l'exigent ; parce que nous en sommes convenus avec les vingt-sept ministres des Affaires étrangères ; et, aussi, parce que je suis sollicitée par nos partenaires des pays tiers en tant que Haut Représentant de l'Union. C'est à l'aune de ces trois paramètres que je mets en oeuvre mon mandat. L. R. - Avez-vous le sentiment que les États vous ont toujours soutenue comme ils le devraient ? C. A. - Absolument. Le soutien des États membres a existé dès le premier jour et ne s'est jamais démenti. Il s'est même renforcé suite aux critiques qui m'ont été adressées dans certains articles de presse. L. R. - Pourtant, lorsque les Chinois, les Américains ou les Russes ont des choses importantes à demander aux Européens, ne téléphonent-ils pas, d'abord, aux chefs de la diplomatie des grands pays de l'UE - le Royaume-Uni, la France l'Allemagne, l'Italie ? C. A. - Vous touchez à différentes réalités. D'abord, il est légitime que, sur plusieurs dossiers, Washington, Moscou ou Pékin contactent directement les capitales européennes. Je pense, en particulier, aux discussions entre membres permanents du Conseil de sécurité ou du G8. Ensuite, il ne faut pas négliger la capacité des trois grands partenaires que vous citez à décider - selon les cas et selon leurs intérêts - d'appeler les capitales européennes ou, inversement, de privilégier un seul appel, à Bruxelles, pour faire l'économie de vingt-sept démarches. Enfin, les Européens eux-mêmes, là encore selon les circonstances et les enjeux, savent quand il faut répondre conjointement ou séparément. C'est aussi simple que cela. L. R. - Henry Kissinger aurait dit que l'Europe ne possédait pas de numéro de téléphone. Le traité de Lisbonne a-t-il remédié à ce manque ? C. A. - Sauf erreur, Henry Kissinger a dit qu'il doutait avoir prononcé ces paroles et que, de toute façon, il estimait que, aujourd'hui, l'Europe possède bel et bien une ligne téléphonique... même si les Européens prêts à se saisir du combiné sont nombreux ! J'ajoute que ce constat vaut aussi pour l'autre côté de l'Atlantique. C'est une autre définition de la téléphonie mobile, en quelque sorte ! L. R. - Je me permets d'insister. Qui est supposé parler au nom de l'Europe sur la scène internationale ? Vous ? Herman Van Rompuy, le président permanent du Conseil européen ? José Manuel Barroso, le président de la Commission ? Au dernier sommet UE-Russie, le 31 mai 2010, vous étiez présents tous les trois. On a l'impression que le traité de Lisbonne a compliqué les choses au lieu de les clarifier... C. A. - Les articles du traité de Lisbonne définissent clairement les fonctions et les rôles de chacun (1). Par surcroît, lors des derniers sommets de l'Union européenne - avec la Russie et le Japon, par exemple -, l'alchimie entre moi-même et MM. Van Rompuy et Barroso a très bien fonctionné et nous a permis d'avancer dans nos discussions avec nos interlocuteurs de la façon la plus naturelle et spontanée qui puisse être. Aussi, avant de juger définitivement la formule offerte par Lisbonne, laissons à ceux chargés de la mettre en oeuvre le temps de l'éprouver. L. R. - Qu'est-ce qui vous a surprise, en bien ou en mal, depuis votre prise de fonctions en décembre dernier ? C. A. - À vrai dire, je n'ai pas été surprise. Ni par la détermination des personnes avec lesquelles je travaille à faire aboutir les projets, ni par les difficultés rencontrées. Si définir une diplomatie européenne et créer un service destiné à la mettre en oeuvre était une entreprise facile, nous le saurions ! L. R. - Pensez-vous avoir commis des erreurs jusqu'ici et, si oui, lesquelles ? C. A. - J'ai peut-être sous-estimé la tendance des Européens à douter d'eux-mêmes. L'Europe demeure, à ce jour, la plus formidable réalisation humaine en termes de communauté de valeurs et de libertés. Pour autant, pas un jour ne se passe sans qu'un doute ne s'exprime sur les vertus du projet européen et sur la pertinence de son modèle. C'est un frein considérable à notre développement intérieur mais aussi à notre projection sur la scène mondiale. À force de nous focaliser sur les obstacles immédiats - il y en a, et il ne faut pas les négliger -, nous oublions de replacer les choses dans leur juste perspective d'ensemble. Il y a vingt ans, les Européens échouaient à prévenir la tragédie balkanique. Il y a dix …
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