Les Grands de ce monde s'expriment dans

LE FANTOME DE STALINE

Entretien avec Orlando Figes, Historien britannique par Olivier Guez, Journaliste à La Tribune

n° 128 - Été 2010

Orlando Figes Olivier Guez - Professeur Figes, quel regard la société russe porte-t-elle sur la période stalinienne ?
Orlando Figes - Longtemps le sujet a été tabou. Les gens en discutaient discrètement, dans leur cuisine, « à la soviétique ». La société russe a commencé à se pencher sérieusement sur son passé à la fin des années 1980, au moment de la glasnost. L'ampleur des crimes était telle que cette prise de conscience a créé un véritable traumatisme. La révélation du pacte germano-soviétique et des erreurs stratégiques commises par Staline avant et après l'offensive allemande de juin 1941 ont également provoqué un choc dans l'opinion. Mais, fondamentalement - et je peux en témoigner personnellement dans la mesure où mon livre, Les Chuchoteurs, est basé sur des centaines d'entretiens -, les survivants ne veulent pas parler. Il faut vraiment insister pour qu'ils se livrent. Ils ne souhaitent pas évoquer ce qu'ils ont vécu avec leurs petits-enfants de peur de les heurter. Cette période effroyable a été refoulée dans des zones interdites de la mémoire des derniers témoins. Sans doute ne sont-ils pas très à l'aise non plus en raison des compromissions auxquelles ils ont été contraints pour survivre, notamment au moment de la grande Terreur de 1937-1938.
O. G. - Comment avez-vous procédé pour recueillir leurs témoignages ?
O. F. - Ce fut très difficile. La société russe contemporaine est une société post-traumatique, une société du déni. Combien de fois ai-je entendu que la Russie n'avait pas besoin de gens comme moi ! Que les Russes avaient lu Soljenitsyne et que cela leur suffisait ; que je ferais mieux de dénoncer les pages sombres de l'histoire britannique plutôt que de m'attarder sur celles de la Russie ! Nous, les chercheurs étrangers, avons tous été confrontés à ce genre de réactions nationalistes. Quant aux organisations comme Mémorial, les autorités font tout pour leur mettre des bâtons dans les roues. Si le pouvoir réagit de manière aussi hystérique, c'est que la société n'a pas réglé ses comptes avec le passé. La société russe est toujours hantée par le fantôme de Staline.
O. G. - Votre livre Les Chuchoteurs montre l'impitoyable cruauté du régime stalinien ainsi que les souffrances endurées par la population. A-t-il été publié en Russie ?
O. F. - Il devait sortir, mais le contrat a été annulé à la dernière minute. J'ai signé un nouveau contrat bien qu'aucune date de publication n'ait encore été fixée. On m'annonce un petit tirage de 1 000 à 2 000 exemplaires. J'attends de voir.
O. G. - Comment le fantôme de Staline hante-t-il la Russie de Vladimir Poutine ?
O. F. - Quand une société a été meurtrie comme l'a été la société russe pendant des décennies ; quand les gens ont souffert dans leur chair, ont eu la peur au ventre pendant si longtemps et à intervalles réguliers - la guerre civile après la révolution, la campagne contre les koulaks, la Terreur de 1937-1938, les purges de 1948... - au point de sombrer dans la paranoïa, le souvenir du traumatisme se transmet de génération en génération. La grande Terreur fut une politique calculée de meurtre collectif. Non content d'enfermer ses ennemis politiques réels ou supposés, Staline a ordonné à la police et au NKVD d'Ejov de faire sortir des hommes des prisons ou des camps de travail pour les exécuter. Selon des statistiques incomplètes, au moins 681 692 personnes furent assassinées pour « crimes d'État » pendant ces deux années. Au même moment, la population des camps de travail et du Goulag est passée de 1 196 369 à 1 881 570 détenus. Une répression de cette envergure ne s'oublie pas. Ces plaies n'ont jamais vraiment cicatrisé. Je m'en suis aperçu au cours de mes recherches, en interrogeant ceux dont les parents avaient subi les foudres de la grande Terreur, en particulier les orphelins. Après la mort de Staline, les familles ont continué à vivre dans la hantise de la trahison et de la dénonciation. Les enfants des années 1950, 1960 et 1970 ont eu une jeunesse très protégée et anxiogène. Face au politique, les Russes sont devenus excessivement prudents, presque inhibés. Il n'y avait pas d'opposition jusqu'à la fin des années 1980. Les gens n'aimaient guère le régime soviétique, ils ont souvent tenté de le contourner pour améliorer leur quotidien, mais ils lui sont restés loyaux. C'est le souvenir des années Staline qui a permis à l'URSS de durer aussi longtemps. La passivité et le conformisme de la société russe actuelle à l'égard de Vladimir Poutine sont des héritages directs du stalinisme. Quand Poutine a commencé à imposer sa verticale du pouvoir (1), les Russes se sont dit que les choses pouvaient mal tourner et qu'ils avaient intérêt à s'autocensurer. C'est plus fort qu'eux, comme un réflexe qui les conditionne depuis deux ou trois générations.
O. G. - Quels sont les points communs entre la société russe de Staline et celle de Poutine ?
O. F. - En Russie, les personnes âgées sont encore très marquées par le soviétisme : le collectivisme et l'État-système avec ses retraites, ses coupons d'alimentation, ses camps de vacances, ses sanatoriums en Crimée où les travailleurs allaient se reposer... Plus fondamentalement, l'autoritarisme est toujours de mise en Russie et la population s'y soumet. Le conformisme politique règne en maître. Aujourd'hui, en Russie, l'autocensure est de retour et les gens font à nouveau attention à qui ils parlent et aux sujets qu'ils abordent. Dernier point commun : l'absence d'état de droit, une caractéristique qui remonte à la tradition impériale. Le pouvoir poutinien est arbitraire. Les lois existent, mais elles servent à protéger les puissants et à opprimer les faibles. Faute de pouvoir compter sur un cadre juridique bien défini, les hommes d'affaires doivent se trouver des protecteurs qu'ils paient très cher. La corruption est endémique. C'est dramatique pour l'économie du pays et son développement.
O. G. - La corruption est-elle plus répandue qu'à l'époque de Brejnev ?
O. F. - Oui, largement. Regardez l'opulence dans laquelle vivent les oligarques et …