Les Grands de ce monde s'expriment dans

LES FAIBLESSES D'UNE MONNAIE SANS ETAT

Entretien avec Tommaso Padoa-Schioppa, Économiste par Richard Heuzé, correspondant de Politique Internationale en Italie

n° 128 - Été 2010

Tommaso Padoa-Schioppa Richard Heuzé - Vous avez dit, un jour, que l'euro était « une monnaie sans État ». Selon vous, la crise actuelle était-elle prévisible ?
Tommaso Padoa-Schioppa - Oui et non. Quand j'ai employé cette formule, j'étais à la Banque centrale européenne (BCE). Compte tenu de mes fonctions, je n'aurais pas pu dire, même si je l'avais pensé très fort, qu' « une monnaie sans État était vouée à l'échec ». Mais je ne suis vraiment pas surpris que le moment de vérité soit finalement arrivé. Le fait qu'il survienne dix ans après confirme deux choses : que la monnaie unique était nécessaire, viable et utile en soi d'une part ; et qu'à la longue, les lacunes de la construction de l'Europe monétaire étaient vouées à apparaître au grand jour d'autre part. Les vrais fondateurs de la monnaie unique étaient des purs politiciens comme François Mitterrand, Helmut Kohl, Felipe Gonzalez, Giulio Andreotti ou Ruud Lubbers. Ils voyaient l'euro comme une étape vers la construction d'une Europe unie sur le plan politique. Le problème, c'est qu'on attend toujours l'étape suivante; ni Maastricht, ni le traité constitutionnel, ni même celui de Lisbonne n'ont porté plus loin.
R. H. - Jean-Claude Trichet se montre très pessimiste et parle d'une « situation dramatique, peut-être la plus grave depuis la Première Guerre mondiale ». Rejoignez-vous son analyse ?
T. P.-S. - En cas de désintégration de l'euro, nous nous retrouverions dans une situation comparable à celle de 1914. Les Européens qui avaient mon âge à cette époque-là croyaient que l'Europe était unie. On circulait sans passeport d'un pays à l'autre. Il y avait une langue internationale, qui était le français. L'étalon-or faisait régner l'ordre monétaire international. Le souvenir de la dernière guerre en Europe - celle de 1870 - était très éloigné. Si l'Europe se disloquait aujourd'hui, c'est l'espoir d'un ordre stable qui volerait en éclats, de la même manière que la Première Guerre mondiale a brisé le rêve de millions d'Européens. C'est cela que craint Trichet. Et je crois qu'il a raison. Relisez Les Thibault de Roger Martin du Gard. Voyez avec quel enthousiasme la mobilisation fut accueillie en août 1914. Les gens pensaient que la guerre serait une petite aventure de quelques semaines qui romprait avec la monotonie d'une période de paix. Ils avaient le sentiment de vivre une parenthèse de liberté. Si l'Union se désintégrait, la même folie naïve pourrait s'emparer des esprits, en particulier de ceux qui ont la mémoire courte, à commencer par les jeunes.
R. H. - C'est Paul Volcker, l'ancien directeur de la Réserve fédérale (1), qui a évoqué cette « désintégration possible »...
T. P.-S. - Cela ne veut pas dire que cette désintégration soit probable. La remarque de Jean-Claude Trichet n'a suscité aucun remous sur les marchés. Celle de Paul Volcker, au contraire, a troublé les opérateurs parce qu'elle venait d'un Américain influent. Les marchés l'ont perçue comme une preuve de scepticisme des autorités américaines à l'égard de l'Europe. Je connais assez bien Paul Volcker pour affirmer qu'il voulait simplement mettre en garde, comme Trichet, et que son intention n'était pas d'affoler qui que ce soit.
R. H. - Si vous aviez été à la place de Trichet, qu'auriez-vous fait ?
T. P.-S. - Si j'avais été à la place de Trichet, je souhaiterais avoir été capable de faire ce qu'il a fait. J'aimerais avoir eu sa lucidité, sa force et son imagination. La BCE a été conçue pour faire face à des situations normales, où les statistiques fonctionnent et où les expériences passées servent à éclairer l'avenir. Or ce que nous avons vécu sortait complètement de l'ordinaire. Cela me rappelle le roman Typhon de Joseph Conrad : « Pour traverser la tempête, il n'y a pas de mode d'emploi. » Jean-Claude Trichet a su en inventer un. Qu'il en soit remercié.
R. H. - Plus précisément, Trichet fustige le laxisme des finances publiques de l'Europe. Est-ce le cas ?
T. P.-S. - Ce qu'il dit est vrai. Ce n'est pas la zone euro en tant que telle, ou encore l'état de la dette publique, qui pose problème. L'Europe dans son ensemble se trouve dans une situation budgétaire et de dette publique bien meilleure que le Japon ou les États-Unis. Sans compter qu'à l'intérieur des États-Unis des pays (car ce sont de véritables pays) comme la Californie présentent une situation budgétaire extrêmement déséquilibrée. Contrairement aux États-Unis, au Canada ou à l'Australie, l'Europe dispose d'un pacte de stabilité très contraignant, avec des objectifs de déficit, des règles, des procédures et des sanctions. Il n'existe rien de tel entre les États fédérés américains, ni entre les provinces canadiennes.
R. H. - Vous partagez donc entièrement les appréhensions de Jean-Claude Trichet...
T. P.-S. - Encore une fois, le diagnostic de Jean-Claude Trichet sur le problème budgétaire est exact. Mais, pour moi, la véritable carence de l'UE vient surtout du fait que sa structure est trop faible pour gérer une crise qui serait gérable dans le système fédéral américain. Et cela, malgré l'existence d'un Pacte de stabilité. Lorsqu'on a créé l'euro, on a omis les instruments de gouvernance qui allaient avec. Ces instruments, l'Europe s'en est dotée en quelques semaines, entre février et mai 2010, pour affronter la crise grecque : paquet de soutien de 110 milliards d'euros et création d'un Fonds de stabilité.
R. H. - Dans une récente tribune publiée par le Financial Times, vous attribuez l'absence de l'Europe à ce que vous appelez la confrontation entre le traité de Maastricht et le traité de Westphalie de 1648 (2).
T. P.-S. - Effectivement. Les acteurs de cette crise, gouvernements nationaux d'une part, marchés de l'autre, ont un point en commun : ils sont restés prisonniers, intellectuellement et culturellement, de la conception westphalienne des relations entre États. Ils pensent que les États sont homogènes à l'intérieur et indépendants vis-à-vis de l'extérieur. Au XVIIe siècle, la raison d'État se confondait avec celle du prince. Si un prince allemand décidait d'être protestant, tous ses sujets devenaient protestants. Personne n'avait le droit …