Les Grands de ce monde s'expriment dans

OU VA L'EUROPE ?

Entretien avec Jorge Semprun, Écrivain par Olivier Guez, Journaliste à La Tribune

n° 128 - Été 2010

Jorge Semprun Olivier Guez - Monsieur Semprun, vous avez conservé la nationalité espagnole, vous écrivez en français et vous avez reçu de nombreuses distinctions littéraires européennes, notamment en Allemagne et en Italie. Vous êtes donc un intellectuel européen ; mais existe-t-il à proprement parler une culture européenne ?
Jorge Semprun - Certainement... mais elle n'est pas facile à définir ! La culture européenne est d'abord le fruit d'expériences et d'histoires communes à notre continent. Notre héritage de la Grèce, de Rome, du christianisme, de la Renaissance, de l'humanisme et des Lumières en constitue le socle commun. Une certaine unité européenne existait déjà à l'époque romaine. Au Moyen Âge, elle reposait sur la religion commune ; à l'époque des Temps modernes, elle a cédé la place à la culture - les arts, la littérature, la philosophie, la musique... Ajoutons, au XXe siècle, la lutte contre le nazisme, le fascisme, le communisme, les dictatures. L'Europe de l'après-guerre s'est constituée par opposition aux totalitarismes. Ces expériences, tous les Européens les partagent, à des degrés divers. De ce vécu commun est né un corpus de valeurs qui fonde la culture européenne contemporaine.
O. G. - À quelles valeurs pensez-vous en particulier ?
J. S. - Tout ce qui tourne autour de l'idée de démocratie, qui est depuis les Grecs l'alpha et l'oméga de la culture européenne : les droits de l'homme, le pluralisme politique, l'esprit critique, la liberté d'opinion... Nous, les Européens, possédons aussi un certain sens du partage et du voyage et, surtout, une grande tradition littéraire. C'est l'idée du roman, une extraordinaire invention européenne. Kundera a écrit des textes magnifiques à ce propos. Il souligne que le roman est la sphère privilégiée de l'analyse, de la lucidité et de l'ironie, par opposition au mythe et à l'épopée dont les personnages principaux sont toujours des surhommes. Le roman européen est, dans son essence, profondément démocratique. Et puis il y a l'humour qui, selon moi, naît avec Cervantès. C'est la grande invention des temps modernes.
O. G. - Mais tout cela n'appartient plus à la seule Europe. Ne parlez-vous pas plutôt de la culture occidentale ?
J. S. - En effet. Cette culture est d'origine européenne, mais elle ne l'est plus à proprement parler aujourd'hui. Des écrivains américains ou argentins s'inscrivent depuis longtemps dans cette tradition européenne. La culture européenne n'est pas limitée au Vieux Continent. Elle dépasse les frontières, elle brouille les pistes, elle n'est pas associée à un territoire particulier, mais à un vécu commun et à des valeurs que je considère comme universelles.
O. G. - Les Européens sont-ils conscients du socle qui les unit ?
J. S. - Je n'en suis pas sûr. La majorité des Européens pratiquent l'Europe comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir ! C'est une Europe innée, intuitive en quelque sorte. Par exemple, quand dans une chambre d'hôtel, n'importe où sur la planète, j'allume la télévision et je coupe le son, je peux tout de suite dire si le film qui passe à ce moment-là est un film européen ou non. Quelques plans suffisent. Il n'y a ni règle ni norme pour définir un film européen, mais certains éléments permettent de le reconnaître : des mouvements, des expressions, la façon dont un personnage féminin se meut à l'écran... La culture européenne est une évidence, mais elle n'est pas facile à saisir !
O. G. - Le fait que la culture européenne ne soit ni arrimée à un territoire précis ni véhiculée par une langue commune n'explique-t-il pas, aussi, ces difficultés ?
J. S. - Certainement. L'une des particularités de la culture européenne est sa diversité. Kundera, qui a beaucoup réfléchi à ces questions, estime fort justement que la plus grande valeur européenne est « le maximum de diversité dans un minimum d'espace ». Il en va de même pour les langues de l'Europe. Dans les années 1930, Julien Benda (1) a écrit un très beau texte - Discours à la nation européenne - dans lequel il énonçait que le français demeurerait à l'avenir la langue européenne par excellence, comme il l'avait été aux siècles précédents. Il s'est trompé. Aujourd'hui, la langue véhiculaire des échanges et des affaires européens, c'est le mauvais anglais, l'espéranto de l'Europe contemporaine. Mais on peut être un grand écrivain européen en écrivant en slovène. Umberto Eco a raison lorsqu'il dit que la langue de l'Europe, c'est la traduction. En résumé, je dirais que la culture européenne s'articule autour de nos expériences et de nos valeurs communes dans une diversité des plus fécondes et grâce à des échanges incessants et pluriséculaires. L'Europe, c'est le roman, le cinéma et l'avion !
O. G. - Qu'est-ce qui fait courir l'Europe et la culture européenne de nos jours ? Quel pourrait être le ciment de l'unification européenne dans le futur ?
J. S. - C'est la vraie question. Ma génération a fait l'Europe contre les grands totalitarismes - ce que Kant appelait le mal radical -, mais aussi contre les dictatures de Franco en Espagne, de Salazar au Portugal et des colonels en Grèce, sources de castrations morales et intellectuelles. Ce combat fut un formidable ciment unificateur : nous savions pourquoi le continent européen devait s'unir et s'intégrer. C'est pourquoi j'ai gardé une certaine « affection », intellectuelle du moins, pour Buchenwald. On y voit encore des traces du nazisme - mais aussi, on l'oublie trop souvent, du stalinisme, avec les vestiges du petit camp dit de quarantaine. Buchenwald se trouvait dans la zone soviétique d'occupation ; et en septembre 1945, les Soviétiques ont rouvert le camp. Il servait alors de camp spécial de la police politique. On y interna d'abord quelques membres des Jeunesses hitlériennes puis, très vite, les opposants au communisme, en particulier les sociaux-démocrates. Il fonctionna jusqu'en 1950. Sur la colline de l'Ettersberg où a été construit Buchenwald et où Goethe aimait travailler, et à Weimar, la ville voisine, on est au coeur de l'Europe, de sa grandeur et de ses pires turpitudes. C'est contre l'odeur de la guerre totalitaire - …