Entretien avec
Oleg Orlov
par
Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale
et
Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
n° 128 - Été 2010
Isabelle Lasserre et Grégory Rayko - Quelle est la situation en Tchétchénie aujourd'hui ? Oleg Orlov - Après plusieurs années sanglantes, un régime totalitaire s'est installé à Grozny. Je dis bien totalitaire et non autoritaire. Les dirigeants locaux s'enorgueillissent des progrès accomplis depuis deux ou trois ans ; il est vrai que, pour le visiteur qui se rend dans la capitale tchétchène, la première chose qui saute aux yeux est la reconstruction de la ville. Oui, Grozny a été entièrement rebâtie, les gens sourient, des cafés ont été ouverts partout. Aux journalistes occidentaux, on vend la paix et la stabilité. Évidemment, lorsqu'on a connu les ruines de Grozny après la guerre, l'amélioration est impressionnante. Mais voyez comme tout se reproduit dans l'Histoire. Dans les années 1930, lorsqu'un visiteur arrivait de France en URSS, il voyait aussi un pays reconstruit après la guerre civile et des gens qui souriaient dans la rue. Les livres consacrés à cette époque nous prouvent à quel point, pour de nombreux observateurs extérieurs, les choses allaient dans le bon sens en Union soviétique ! Eh bien, il se passe la même chose en Tchétchénie. Le bien-être affiché n'est qu'une façade. I. L. et G. R. - Que cache réellement ce mirage ? O. O. - D'abord, la corruption, qui est omniprésente et totale. Le pouvoir fédéral a investi des milliards de roubles dans la reconstruction de la Tchétchénie mais une grande partie de l'argent a disparu. On ne sait jamais comment les sommes versées par Moscou sont utilisées. Kadyrov a par ailleurs instauré un impôt sur les salaires, destiné à nourrir un fonds « de bienfaisance » dirigé par sa mère. Le problème, c'est qu'un fonctionnaire dont le salaire est amputé d'un tiers va forcément essayer de récupérer le manque à gagner ailleurs. Résultat : les pots-de-vin se sont généralisés. Il faut graisser des pattes pour tout. Pour obtenir un travail, pour faire construire une maison, pour décrocher une place à l'université... I. L. et G. R. - Sur le terrain, le Kremlin a opté pour une politique de « tchétchénisation ». En quoi consiste-t-elle ? O. O. - La tchétchénisation du conflit, qui a démarré en 2003-2004 avec le père Kadyrov avant d'être poursuivie par son fils (5), peut être définie ainsi : la délégation de la violence illégale aux forces tchétchènes pro-russes. Les soldats russes ont quitté Grozny ou sont rentrés dans leurs casernes. Ils ont été remplacés par des milices tchétchènes et par des anciens boïéviki (combattants insurgés) ralliés au gouvernement. Or, comment fait-on pour rallier les boïéviki ? En s'en prenant à leurs proches. Contrairement aux fédéraux, qui ont du mal à les différencier, les Tchétchènes se connaissent tous et savent exactement qui est « dans la forêt » (c'est-à-dire qui a pris le maquis). Les policiers font donc pression sur les familles des combattants pour qu'elles obtiennent la reddition de ces derniers. À défaut, les « forces de l'ordre » prennent des otages, qu'elles détiennent en captivité, torturent et, parfois, éliminent. Le message envoyé aux boïéviki est élémentaire : si vous ne vous rendez pas, nous ferons du mal à vos proches. Par surcroît, les maisons des familles dont on suppose que certains membres appartiennent à la résistance sont incendiées, en plein jour, par des hommes armés. Quand on l'appelle, la police ne vient pas. Quant aux pompiers, ils ne font leur apparition qu'une fois que les maisons ont été réduites en cendres... En 2008, le nombre d'enlèvements a significativement augmenté. Nous en avons recensé des dizaines, mais ce n'est probablement que la partie émergée de l'iceberg. Il arrive également que les policiers enlèvent des personnes pour leur arracher des renseignements sur la guérilla, ou simplement pour obtenir une rançon en échange de leur libération... Natalia Estemirova, qui travaillait pour Mémorial, a été assassinée en juillet dernier parce qu'elle enquêtait sur le cas d'un homme, Rizvan Albekov, qui avait été kidnappé dans son village, puis ramené sur place quelques heures plus tard, très amoché, et exécuté en place publique. Les enquêteurs savent parfaitement qui a assassiné Albekov ; ils savent aussi qui a assassiné Natalia Estemirova. Mais je suis prêt à parier que les auteurs de ces crimes ne seront jamais arrêtés ni jugés. Aujourd'hui, la peur est omniprésente dans la société tchétchène. Nous le voyons bien : plus personne n'ose témoigner dans les villages. I. L. et G. R. - Combien reste-t-il de maquisards tchétchènes ? O. O. - Il est très difficile de le savoir précisément. Plusieurs milliers d'entre eux ont quitté la forêt. Les fédéraux disent qu'ils ne sont plus que quelques centaines. Mais ils affirment aussi qu'ils en tuent plusieurs centaines chaque année... Il est vrai que de nombreux boïéviki ont été abattus et que des coups très durs ont été portés à la résistance entre 2003 et 2007. Mais le nombre de combattants ne baisse pas, ce qui prouve qu'ils ont des réserves. Quoi qu'il en soit, du point de vue du Kremlin, la politique de tchétchénisation a porté ses fruits : la guerre civile entre forces fédérales et combattants tchétchènes s'est transformée en une guerre civile entre Tchétchènes. Une guerre civile sanguinaire et très meurtrière, mais qui ne tue presque plus de Russes. I. L. et G. R. - Quel a été le rôle de Ramzan Kadyrov dans cette tchétchénisation ? O. O. - Jusqu'en 2007, les forces de Kadyrov étaient en concurrence avec d'autres milices tchétchènes. À partir de 2007, l'homme fort de Grozny a commencé à prendre l'avantage sur ses adversaires ; il a compris, alors, que pour consolider son pouvoir personnel et institutionnel il lui fallait impérativement améliorer son image en Tchétchénie, en Russie et dans le monde entier. Il a donc donné un coup de frein aux arrestations sommaires et s'est opposé aux forces fédérales, qu'il accusait de violer les droits de l'homme. A l'époque, nous avons salué ce tournant, même si nous savions bien qu'il n'agissait que pour la conquête du pouvoir. Mais entendre Ramzan parler de droits de l'homme, …
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