À la croisée du monde intellectuel et du monde politique, Joseph Nye est une figure incontournable depuis plusieurs décennies. Ancien doyen de la Kennedy School of Government de l'université Harvard où il enseigne toujours, adjoint au sous-secrétaire d'État au sein de l'administration Carter puis secrétaire adjoint à la Défense sous Bill Clinton, il a bâti sa réputation internationale sur le concept de « soft power » qu'il a popularisé dans son ouvrage Bound to Lead, paru en 1990. Il y soutenait que les États-Unis, dans le monde de l'après-guerre froide, devaient repenser leur politique étrangère en s'appuyant davantage sur les organisations internationales et sur leurs atouts « civils » - leur langue, leur culture, leurs universités, leurs médias, leur richesse... Basé sur la persuasion et l'attractivité, le « soft power » permet de créer un environnement favorable aux intérêts de celui qui l'exerce. Cet internationalisme libéral constitua la pierre angulaire de la diplomatie de Bill Clinton. Mais après les attentats du 11 septembre 2001, une telle approche parut bien angélique et en décalage par rapport aux défis de l'heure. L'administration Bush, on le sait, en prit le contre-pied en envahissant l'Irak et en menant une politique étrangère unilatérale. Tout récemment, Joseph Nye a mis au point un nouveau concept - le « smart power » - plus adapté aux réalités contemporaines et qui fera l'objet de son prochain livre, à paraître en 2011. Comme il nous le révèle, l'Amérique d'Obama est en train de repenser son ouverture au monde en tentant de combiner soft et hard power, puissance civile et militaire. Bref, de devenir une puissance « smart », intelligente, pondérée mais aussi capable de bander ses muscles s'il le faut. Obama a-t-il une main de fer dans un gant de velours? Réponse avec Joseph Nye dans cet entretien exclusif.
O. G. Olivier Guez - Professeur Nye, le président Obama n'a pas encore connu de succès majeurs en politique étrangère. Certains commentateurs aux États-Unis le comparent déjà à Jimmy Carter. Est-ce aussi votre avis ?
Joseph Nye - Il est encore trop tôt pour se livrer à ce genre de comparaison. Les deux hommes ont des personnalités très différentes. Il me semble qu'Obama a une meilleure intelligence de la politique internationale et qu'il a conscience du potentiel mais aussi des limites de la puissance américaine. Il ne tentera pas le diable : ce n'est pas dans sa mentalité.
O. G. - Comment jugez-vous la doctrine de sécurité nationale que le président Obama a rendue publique à la fin du mois de mai ?
J. N. - Pour un exercice imposé par la législation et demandé par le Congrès (1), je trouve qu'il s'en est bien tiré. En une cinquantaine de pages, le président Obama couvre l'ensemble des plus grands défis internationaux de notre temps. Ce document n'a pas le lyrisme de certains de ses discours, mais il marque un nouveau tournant de la politique étrangère américaine ou, plus exactement, un retour à certaines constantes de la diplomatie de Washington, notamment le renforcement des alliances et la reconnaissance du rôle cardinal des institutions internationales. De ce point de vue, Obama s'inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs ; je pense en particulier à Eisenhower et à Truman.
O. G. - La page de l'unilatéralisme des années Bush est-elle définitivement tournée ?
J. N. - Oui, la nouvelle doctrine prend le contre-pied de celles de 2002, qui avait ouvert la voie à l'invasion de l'Irak l'année suivante, et de 2006 (2). C'en est fini de l'hybris de l'après-guerre froide - souvenez-vous du fameux article de Charles Krauthammer, en 2001, dans lequel celui-ci écrivait que les États-Unis étaient devenus si forts qu'ils pouvaient faire ce que bon leur semblait et que les autres, alliés comme adversaires, n'avaient désormais qu'une seule option : suivre docilement. La politique étrangère et de défense américaine renonce à ces chimères.
O. G. - Il est vrai que, compte tenu de la situation stratégique actuelle de l'Amérique - éparpillement de ses forces sur les terrains irakien et afghan, fragilité de ses finances publiques, -, Obama ne pouvait que mettre l'accent sur le multilatéralisme et la reprise économique.
J. N. - En effet, les circonstances lui imposent ses grandes orientations. Les États-Unis ne peuvent plus partir seuls en guerre aujourd'hui comme le leur « permettait » la doctrine de 2002. C'est pourquoi le parallèle entre Obama et Eisenhower me semble assez pertinent. Ike fut le premier à mettre en garde contre l'hyper-extension des forces armées et leur déploiement sur de trop nombreux terrains. Il fut le premier, aussi, à souligner l'importance d'une économie saine et vigoureuse. Bien que général et républicain, Eisenhower a toujours fait très attention à ne pas céder à toutes les exigences des militaires : il a refusé d'envoyer des troupes à Dien Bien Phu alors que les plus …
O. G. Olivier Guez - Professeur Nye, le président Obama n'a pas encore connu de succès majeurs en politique étrangère. Certains commentateurs aux États-Unis le comparent déjà à Jimmy Carter. Est-ce aussi votre avis ?
Joseph Nye - Il est encore trop tôt pour se livrer à ce genre de comparaison. Les deux hommes ont des personnalités très différentes. Il me semble qu'Obama a une meilleure intelligence de la politique internationale et qu'il a conscience du potentiel mais aussi des limites de la puissance américaine. Il ne tentera pas le diable : ce n'est pas dans sa mentalité.
O. G. - Comment jugez-vous la doctrine de sécurité nationale que le président Obama a rendue publique à la fin du mois de mai ?
J. N. - Pour un exercice imposé par la législation et demandé par le Congrès (1), je trouve qu'il s'en est bien tiré. En une cinquantaine de pages, le président Obama couvre l'ensemble des plus grands défis internationaux de notre temps. Ce document n'a pas le lyrisme de certains de ses discours, mais il marque un nouveau tournant de la politique étrangère américaine ou, plus exactement, un retour à certaines constantes de la diplomatie de Washington, notamment le renforcement des alliances et la reconnaissance du rôle cardinal des institutions internationales. De ce point de vue, Obama s'inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs ; je pense en particulier à Eisenhower et à Truman.
O. G. - La page de l'unilatéralisme des années Bush est-elle définitivement tournée ?
J. N. - Oui, la nouvelle doctrine prend le contre-pied de celles de 2002, qui avait ouvert la voie à l'invasion de l'Irak l'année suivante, et de 2006 (2). C'en est fini de l'hybris de l'après-guerre froide - souvenez-vous du fameux article de Charles Krauthammer, en 2001, dans lequel celui-ci écrivait que les États-Unis étaient devenus si forts qu'ils pouvaient faire ce que bon leur semblait et que les autres, alliés comme adversaires, n'avaient désormais qu'une seule option : suivre docilement. La politique étrangère et de défense américaine renonce à ces chimères.
O. G. - Il est vrai que, compte tenu de la situation stratégique actuelle de l'Amérique - éparpillement de ses forces sur les terrains irakien et afghan, fragilité de ses finances publiques, -, Obama ne pouvait que mettre l'accent sur le multilatéralisme et la reprise économique.
J. N. - En effet, les circonstances lui imposent ses grandes orientations. Les États-Unis ne peuvent plus partir seuls en guerre aujourd'hui comme le leur « permettait » la doctrine de 2002. C'est pourquoi le parallèle entre Obama et Eisenhower me semble assez pertinent. Ike fut le premier à mettre en garde contre l'hyper-extension des forces armées et leur déploiement sur de trop nombreux terrains. Il fut le premier, aussi, à souligner l'importance d'une économie saine et vigoureuse. Bien que général et républicain, Eisenhower a toujours fait très attention à ne pas céder à toutes les exigences des militaires : il a refusé d'envoyer des troupes à Dien Bien Phu alors que les plus …
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