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EUROPE/ETATS-UNIS : QUELLE UNITE DE DESTIN ?

Entretien avec Carter Ham, Commandant général des armées américaines en Europe. par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 129 - Automne 2010

Carter Ham Isabelle Lasserre - Général, lorsque vous vous trouvez comme aujourd'hui sur les plages du Débarquement, en Normandie, lorsque vous vous recueillez sur les tombes des soldats américains morts pour libérer la France, que vous inspire l'attitude de certains responsables de notre pays qui ont souvent fait de l'anti-américanisme leur fonds de commerce ?
Carter F. Ham - Je répondrai que c'est d'abord la France qui est venue aider les États-Unis (1) et non le contraire ! Sans la France, l'Amérique n'existerait pas aujourd'hui. Je nous vois un peu comme une famille. Dans une famille, il y a des désaccords, mais il y a toujours de l'amour. Il est normal que deux nations démocratiques comme les nôtres aient des divergences. Mais sur les grandes questions, nous nous rejoignons toujours.
I. L. - Quelles « grandes questions » ?
C. H. - La démocratie et la volonté de tout faire pour aider les gens à être libres.
I. L. - Les États-Unis sont tentés de réduire leur présence en Europe pour se tourner vers de nouveaux horizons, l'Asie notamment. Pensez-vous que ce soit une bonne chose ?
C. H. - Cette évolution m'inquiète. Effectivement, certaines voix s'élèvent au sein de notre gouvernement pour réclamer une diminution de la présence militaire américaine en Europe. Personnellement, je pense que ce n'est pas le bon moment. Les liens qui unissent les États-Unis et l'Europe sont extraordinairement forts, économiquement, politiquement, diplomatiquement et militairement... Certes, nous accordons de plus en plus d'importance au Pacifique, mais l'Amérique est suffisamment puissante pour concilier ces deux centres d'intérêt : nous ne sommes pas obligés de réduire notre présence militaire dans un endroit du monde pour la renforcer dans un autre.
I. L. - Quelles seraient les conséquences d'une telle décision ?
C. H. - L'engagement militaire des États-Unis en Europe a toujours une valeur et il doit être préservé. Nous n'avons pas besoin de le renforcer, mais il serait dommage de l'affaiblir. Si les États-Unis sont militairement présents en Europe, c'est parce que cette présence sert leur intérêt national. Nos soldats peuvent s'entraîner dans des contextes différents, se familiariser avec des cultures qui ne sont pas les leurs. Cela nous permet de mieux préparer nos hommes aux missions qu'ils sont conduits à accomplir dans le monde.
I. L. - Et les conséquences pour l'Europe ?
C. H. - Ce serait également dommage pour les militaires européens, qui ne pourraient plus « interagir » avec nous. Les soldats américains basés sur le Vieux Continent sont, d'une certaine façon, les ambassadeurs de notre pays. Dans certains villages reculés d'Europe, ils sont même les seuls Américains que la population locale ait l'occasion de rencontrer ! Il est primordial de maintenir ce lien.
I. L. - La Russie est-elle, selon vous, redevenue une menace militaire ?
C. H. - Le danger n'est pas nul, mais l'Europe d'aujourd'hui n'est plus celle que nous avons connue du temps de la guerre froide. Nous essayons désormais de favoriser les relations entre soldats russes et américains. En mai dernier, pour fêter le 65e anniversaire de la victoire des Alliés sur l'Allemagne nazie, des soldats américains ont défilé pour la première fois sur la place Rouge. Qui l'aurait cru il y a encore quelques années ?
I. L. - La Russie a-t-elle, pour autant, vocation à entrer un jour dans l'Alliance ?
C. H. - En tout cas, il est essentiel d'instaurer une relation durable entre l'Otan et Moscou. Plus nous ferons de choses en commun, plus nous partagerons nos idées, et moins il y aura de risques de dérapage.
I. L. - Le veto du Kremlin à l'entrée de l'Ukraine et de la Géorgie dans l'Otan, la guerre de Géorgie en août 2008 : ces événements ne comptent-ils pas à vos yeux ?
C. H. - Bien sûr que si, mais on est loin de la guerre froide, je vous l'ai dit. À l'époque, on se levait chaque matin en se demandant si la guerre avait commencé. Les yeux étaient rivés sur les armes nucléaires... Aujourd'hui, c'est différent : il y a des désaccords, certes, mais personne n'envisage plus qu'ils soient réglés militairement. Avant la chute du Mur, il fallait choisir entre l'URSS et l'Otan. À présent, les nations décident en fonction de leur intérêt et c'est mieux ainsi. C'est le cas de l'Ukraine (2), qui n'est ni dans l'Otan ni dans l'orbite russe.
I. L. - Pensez-vous que le monde est devenu moins dangereux qu'autrefois ?
C. H. - Ce n'est pas que le monde soit plus ou moins dangereux, c'est qu'il est moins prévisible. Avant, nous ne savions pas quand la guerre allait commencer mais nous savions à quoi nous attendre. Désormais, nous n'avons plus de repères. Nous avons affaire à des forces irrégulières, certaines sponsorisées par des États, d'autres non. Pour nous, les militaires, ces situations sont difficiles ; nous devons sans cesse penser et repenser nos stratégies et nos doctrines. Parce que l'environnement est plus complexe, les défis auxquels nous sommes confrontés sont plus nombreux et plus graves. Et puis il y a vous, les médias. Jadis, on ne parlait jamais, et rares étaient les reporters présents sur les champs de bataille. Aujourd'hui, le moindre de mes faits et gestes se retrouve sur le Net en moins d'une heure ! Le problème, c'est que nous ne savons pas comment nous adapter à cette nouvelle donne...
I. L. - Un an et demi après le retour de la France dans le commandement intégré de l'Otan, le bilan est-il positif ?
C. H. - Absolument. Nous avions peu de contacts avec les militaires français. Depuis la réintégration de la France, nous avons l'occasion de nous entraîner ensemble, nos officiers se sont rapprochés. Cette proximité nous permet de mieux nous préparer aux futures opérations. La coopération entre Français et Américains en Afghanistan en est le meilleur exemple.
I. L. - Précisément, n'êtes-vous pas déçu par la faible implication des Alliés en Afghanistan ?
C. H. - Les États-Unis ont clairement dit que de nombreuses nations européennes pourraient …