Entretien avec
Joseph Nye, Ancien président du National Intelligence Council (1993-1994) et ancien secrétaire adjoint à la Défe
par
Olivier Guez, Journaliste à La Tribune
n° 129 - Automne 2010
Olivier Guez - Professeur Nye, le président Obama n'a pas encore connu de succès majeurs en politique étrangère. Certains commentateurs aux États-Unis le comparent déjà à Jimmy Carter. Est-ce aussi votre avis ? Joseph Nye - Il est encore trop tôt pour se livrer à ce genre de comparaison. Les deux hommes ont des personnalités très différentes. Il me semble qu'Obama a une meilleure intelligence de la politique internationale et qu'il a conscience du potentiel mais aussi des limites de la puissance américaine. Il ne tentera pas le diable : ce n'est pas dans sa mentalité. O. G. - Comment jugez-vous la doctrine de sécurité nationale que le président Obama a rendue publique à la fin du mois de mai ? J. N. - Pour un exercice imposé par la législation et demandé par le Congrès (1), je trouve qu'il s'en est bien tiré. En une cinquantaine de pages, le président Obama couvre l'ensemble des plus grands défis internationaux de notre temps. Ce document n'a pas le lyrisme de certains de ses discours, mais il marque un nouveau tournant de la politique étrangère américaine ou, plus exactement, un retour à certaines constantes de la diplomatie de Washington, notamment le renforcement des alliances et la reconnaissance du rôle cardinal des institutions internationales. De ce point de vue, Obama s'inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs ; je pense en particulier à Eisenhower et à Truman. O. G. - La page de l'unilatéralisme des années Bush est-elle définitivement tournée ? J. N. - Oui, la nouvelle doctrine prend le contre-pied de celles de 2002, qui avait ouvert la voie à l'invasion de l'Irak l'année suivante, et de 2006 (2). C'en est fini de l'hybris de l'après-guerre froide - souvenez-vous du fameux article de Charles Krauthammer, en 2001, dans lequel celui-ci écrivait que les États-Unis étaient devenus si forts qu'ils pouvaient faire ce que bon leur semblait et que les autres, alliés comme adversaires, n'avaient désormais qu'une seule option : suivre docilement. La politique étrangère et de défense américaine renonce à ces chimères. O. G. - Il est vrai que, compte tenu de la situation stratégique actuelle de l'Amérique - éparpillement de ses forces sur les terrains irakien et afghan, fragilité de ses finances publiques, -, Obama ne pouvait que mettre l'accent sur le multilatéralisme et la reprise économique. J. N. - En effet, les circonstances lui imposent ses grandes orientations. Les États-Unis ne peuvent plus partir seuls en guerre aujourd'hui comme le leur « permettait » la doctrine de 2002. C'est pourquoi le parallèle entre Obama et Eisenhower me semble assez pertinent. Ike fut le premier à mettre en garde contre l'hyper-extension des forces armées et leur déploiement sur de trop nombreux terrains. Il fut le premier, aussi, à souligner l'importance d'une économie saine et vigoureuse. Bien que général et républicain, Eisenhower a toujours fait très attention à ne pas céder à toutes les exigences des militaires : il a refusé d'envoyer des troupes à Dien Bien Phu alors que les plus hauts gradés le lui suggéraient et il s'est évertué à brider le fameux complexe militaro-industriel. Sa politique étrangère, certes peu reluisante, fut très efficace. Obama est plus charismatique que son lointain devancier, mais ses orientations sont assez semblables. J'y vois un bon présage pour la suite de sa présidence - et cela, malgré d'inévitables difficultés. O. G. - En se faisant l'apôtre d'un programme qui ressemble à s'y méprendre à la charte de l'ONU, le président américain ne fait-il pas preuve d'angélisme ? J. N. - Non. Obama n'est pas un partisan de l'apaisement. Il est, au contraire, plutôt réaliste. Il sait que même à son apogée, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'elle était la seule puissance nucléaire et produisait la moitié du PIB de la planète, l'Amérique n'a pas pu empêcher l'URSS de se doter de l'arme nucléaire et la Chine de basculer dans le communisme. En énonçant son programme « angélique », pour reprendre votre expression, le président s'adresse en fait directement à l'Iran et à la Corée du Nord, comme il l'avait annoncé dans son discours inaugural lors de son investiture en janvier 2009. Il leur propose de trouver une solution diplomatique tout en sachant que cette politique de la main tendue peut échouer. Mais il a d'autres instruments à sa disposition - la troisième vague de sanctions adoptée en juin contre l'Iran le prouve - et le recours à la force reste une possibilité. Mais, pour Obama, il est important d'avoir l'Histoire de son côté, de pouvoir présenter les événements de telle manière que les États-Unis apparaissent comme ayant tout fait pour éviter une montée aux extrêmes et stopper le programme nucléaire de Téhéran. O. G. - Il n'empêche que la politique étrangère américaine est toujours très déséquilibrée : le budget de la défense a augmenté, en dollars constants, de plus de 65 % depuis 2001 ! J. N. - Obama en a bien conscience : le département de la Défense est un géant qui absorbe 4,7 % du PIB américain - soit plus de 700 milliards de dollars. À côté, les autres agences sont des pygmées, notamment le département d'État dont le budget ne se monte qu'à 36 milliards de dollars. Il est clair que la politique étrangère américaine est trop militarisée. Le département d'État travaille actuellement à son rapport quadriennal sur le développement et la diplomatie (QDDR) afin d'organiser une meilleure réallocation des ressources budgétaires. Barack Obama, la secrétaire d'État Hillary Clinton et le secrétaire à la Défense Robert Gates travaillent main dans la main sur ces dossiers : pour répondre aux nombreux défis qui attendent la politique étrangère américaine, ils savent que les États-Unis doivent se doter d'une nouvelle panoplie d'instruments, alliant soft et hard power. Tout cela prendra du temps. O. G. - Mais de temps, Obama n'en dispose guère ! À quels résultats concrets sa politique d'engagement a-t-elle mené jusqu'à présent ? J. N. - Les relations avec la Russie se sont considérablement améliorées. Souvenons-nous de la tension …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
J'ai déjà un compte
M'inscrire
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :
Historiques de commandes
Liens vers les revues, articles ou entretiens achetés