Entretien avec
Michel Nawfal, Rédacteur en chef des pages arabes et internationales du quotidien Al-Mustaqbal depuis 1994
par
Sibylle Rizk, correspondante à Beyrouth du quotidien Le Figaro.
n° 129 - Automne 2010
Sibylle Rizk - La Turquie joue un rôle clé dans les deux dossiers les plus chauds du Moyen-Orient : le nucléaire iranien et, bien sûr, le conflit israélo-arabe. Après s'être longtemps alignée sur les positions américaine et européenne, Ankara s'en distingue désormais pour s'affirmer comme un acteur indépendant. Pourquoi cette évolution ? Michel Nawfal - La Turquie a l'ambition d'une grande stratégie au Moyen-Orient sans que son projet soit hégémonique : elle défend une politique de coopération globale, tisse des liens économiques avec ses voisins, privilégie la diplomatie plutôt que la force et propose sa médiation dans plusieurs conflits régionaux. Les Turcs ont offert leurs services pour faciliter des discussions entre Européens et Iraniens (1) et ont joué les intermédiaires entre Israël et la Syrie (2). Contrairement à l'Iran - qui cherche à renverser les rapports de force en sa faveur - ou à l'administration de George W. Bush qui voulait rebattre toutes les cartes -, ils veulent préserver les équilibres de la région. Cette montée en puissance de la diplomatie turque a été rendue possible par deux évolutions parallèles. D'une part, sur le plan géopolitique, un vide régional s'est créé après l'invasion de l'Irak et l'échec du projet américain de Nouveau Moyen-Orient. Les Russes n'ont pas pu se constituer en alternative, tandis que les Européens restent à la remorque des États-Unis. Quant aux Arabes, ils ne sont pas en mesure d'imposer un processus de paix à Israël qui persévère dans ses visées expansionnistes (nouvelles colonies de peuplement dans les territoires occupés, à Jérusalem, etc.) et sont divisés sur le dossier iranien. D'autre part, sur le plan interne, la Turquie est en train de parachever une révolution en douceur qui l'a poussée à rompre avec l'isolationnisme légué par Mustapha Kemal Atatürk (3). S. R. - La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ? M. N. - Les composantes de la puissance turque sont nombreuses. La Turquie est d'abord une puissance géopolitique de par sa position géographique, à cheval sur plusieurs sous-systèmes régionaux, qui l'oblige à développer une diplomatie multidirectionnelle (4). C'est le seul pays du monde islamique à avoir placé la religion sous le contrôle de l'État. Cette réforme fondamentale mise en place par Atatürk trouve son origine dans le système administratif des millets (5) en vigueur sous l'Empire ottoman. L'AKP (6) est en train de parachever la démocratisation (7) du pays qui, en la matière, fait figure de modèle dans la région. Autre facteur : la Turquie dispose d'une structure sociale cohérente et dynamique - un atout dont sont dépourvus aussi bien l'Égypte que le Pakistan, ses concurrents potentiels en termes géostratégiques (8). De plus, son économie est restée relativement à l'abri de la récente crise internationale et continue de croître à un rythme soutenu. C'est aussi une puissance militaire capable d'opérer hors de ses frontières, comme l'ont montré les récentes missions au Liban et en Afghanistan (9). Enfin et surtout, elle a la volonté politique de devenir une force d'équilibre et de stabilité au Moyen-Orient. S. R. - De quand peut-on dater la réorientation de la politique turque et ce que vous avez appelé son « retour vers l'est » ? M. N. - Au moment de l'invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990, certains dirigeants, à commencer par Turgut Ozal (10), s'étaient prononcés en faveur d'une participation turque à la coalition chargée de libérer l'émirat. L'armée s'y était alors opposée au nom de la tradition kémaliste de non-intervention qui peut se résumer par le slogan : « paix à l'extérieur, paix à l'intérieur. » Cette frilosité est héritée du compromis historique conclu par Atatürk avec les puissances occidentales pour préserver ce qui restait de l'Empire ottoman : il s'agissait d'éviter de sortir du carré anatolien en gage de renonciation à la réactivation des visées ottomanes. Les Turcs ont alors résolument tourné le dos au Moyen-Orient, mais aussi au Caucase et aux Balkans, pour regarder vers l'ouest. Cet isolationnisme est ébranlé par la chute de l'Union soviétique. Subitement, le grand voisin n'est plus, et un nouveau monde apparaît aux yeux d'Ankara : le monde turc. La Turquie y réalise un très gros investissement émotionnel, culturel, linguistique, économique... au point que l'ancienne appellation de « républiques turcophones » (11) cède la place à celle de « républiques turques ». Mais c'est en 2003, au moment de l'intervention contre Saddam Hussein, que le désaccord éclate au grand jour : Ankara refuse de collaborer avec les Américains pour ouvrir un front dans le nord de l'Irak, alors que ceux-ci avaient prévu d'y effectuer une pénétration militaire. Ce « non » aux États-Unis s'explique par des préoccupations proprement nationales : la crainte que l'invasion de l'Irak et le Nouveau Moyen-Orient de George W. Bush n'ouvrent la voie à un État kurde et, plus généralement, l'inquiétude face à un bouleversement des équilibres régionaux lourd de menaces pour la cohésion de la société turque. Ankara a tenté jusqu'à la dernière minute d'éviter l'invasion en convoquant un sommet des pays voisins de l'Irak réunissant l'Iran, l'Égypte, l'Arabie saoudite, la Jordanie et la Syrie (12). Ce refus a provoqué une crise de confiance entre la Turquie et les États-Unis. Depuis, Ankara a pris ses distances par rapport à Washington sur la plupart des dossiers régionaux, qu'il s'agisse de l'Irak, de la Syrie, du Liban, de l'Iran ou du conflit israélo-palestinien. Les relations avec le monde arabe étaient déjà en train d'évoluer. Mais c'est à l'occasion de la guerre d'Irak que, pour la première fois, l'opinion publique et les élites arabes ont compris qu'une nouvelle page de l'histoire arabo-turque était en train de se tourner. S. R. - Le fossé entre Turcs et Arabes était pourtant profond... M. N. - La rupture remonte à 1916 lorsque les nouvelles élites politiques des wilayas arabes de l'Empire ottoman ont soutenu les puissances occidentales contre l'armée ottomane. L'épisode est resté en travers de la gorge des Turcs. Par la suite, les Arabes ont vécu comme autant de vexations les réformes imposées par Mustafa Kemal dont la volonté affichée …
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