Les Grands de ce monde s'expriment dans

UNE NOUVELLE GEOPOLITIQUE DE LA MER

Entretien avec Jacques Launay, Inspecteur général des armées. Ancien Major général de la Marine. par Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 129 - Automne 2010

Jacques Launay Isabelle Lasserre - Amiral, vous avez coutume de dire que « la mer est l'avenir de la terre ». Qu'entendez-vous par là ?
Jacques Launay - Je veux dire que, dans notre monde globalisé, jamais les mers n'ont eu autant d'importance. Elles représentent 70 % de notre espace de vie commun et sont tout à la fois des voies de communication et des routes commerciales, des régulateurs climatiques et des lieux d'approvisionnement en énergie (1). J'ajoute que toute la gamme des grandes fonctions stratégiques définies par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale s'y exerce : dissuasion, connaissance et anticipation, prévention, protection et, le cas échéant, intervention. Il est clair que nous assistons aujourd'hui à une « maritimisation » du monde. Les échanges commerciaux, par exemple, ont quadruplé en volume depuis 1965. Plus de 70 % d'entre eux empruntent désormais la voie maritime, qui présente l'avantage d'être moins chère et plus libre que le fret aérien ou routier. Dans l'océan Indien, entre la mer Rouge, le golfe Arabo-persique et l'Asie, les échanges ont pris une ampleur considérable.
I. L. - Certes, la mer est un moyen de communication aussi bien qu'un lieu d'affrontement. Mais en quoi est-ce nouveau ?
J. L. - Ce n'est pas le constat qui est nouveau mais les implications qui en découlent. Les marines occidentales se sont longtemps battues pour asseoir leur domination. Il fut une époque où nos amis britanniques entendaient que tous les navires des autres nations saluent à la mer leurs navires parce qu'ils étaient les souverains des mers. La puissance maritime se mesurait alors aux « trois anneaux » de l'amiral Mahan : une économie de production nationale adossée à une marine de commerce qui, elle-même, reposait sur des colonies et des points d'appui. La marine de guerre était avant tout chargée de sauvegarder les éléments de ce triptyque. De nos jours, le maître mot est la coopération entre l'ensemble des acteurs maritimes. Pour la France, il s'agit d'une mission quotidienne. Nous devons entretenir sur tous les océans des relations de confiance avec les trente pays dont les zones économiques exclusives (2) jouxtent les nôtres. Cette coopération peut prendre la forme d'échanges de personnels, d'exercices bilatéraux ou multilatéraux : à titre d'exemple, au-delà des entraînements traditionnels avec nos alliés de l'Otan, nous réalisons chaque année un exercice majeur avec la marine indienne (exercice Varuna). Par ailleurs, dans les Terres australes et antarctiques françaises, nous coopérons avec l'Australie pour la surveillance des pêches. Ces coopérations visent, bien sûr, à contrôler les actes illicites et délictueux, à réguler les activités liées à l'exploitation des ressources et au transport maritime, mais c'est aussi le moyen pour les États de montrer leur force et de garantir leurs intérêts. La présence massive des marines russe, chinoise ou indienne dans l'océan Indien ne s'explique pas autrement. Une marine bien équipée, humainement et techniquement, est un outil politique en soi. J'irai même plus loin : le simple choix du type de navire que l'on va déployer dans une zone de crise doit être mûrement réfléchi car, selon le modèle retenu, l'interprétation ne sera pas la même.
I. L. - La mer est-elle plus dangereuse qu'autrefois ?
J. L. - Ce n'est pas la mer qui est plus dangereuse ; c'est l'augmentation et l'imbrication des activités humaines en mer qui créent des risques pour la sécurité, pour l'environnement et pour la vie des marins. Des risques qui tendent à se cumuler. Les coactivités en mer, si elles ne sont pas régulées, peuvent provoquer de nouveaux champs de confrontation entre États ou acteurs économiques. La récente pollution aux hydrocarbures dans le golfe du Mexique montre l'augmentation des risques et la nécessité de structures étatiques d'intervention pour y répondre.
La piraterie n'est pas un fait nouveau : elle existe depuis que les hommes savent naviguer. Elle n'est pas, non plus, circonscrite à l'ouest de l'océan Indien : le détroit de Malacca et surtout l'Ouest africain sont, eux aussi, des zones à risque. La piraterie a connu ces dernières années une nette augmentation, directement liée à l'incapacité dans laquelle se trouvent certains États côtiers de contrôler leurs rivages. D'autres facteurs peuvent intervenir : si l'on en croit les pêcheurs somaliens, la piraterie s'est développée pour répondre au pillage des ressources halieutiques dans ce qu'ils considèrent comme leurs eaux. Les pirates, forts de leurs succès et de leur richesse, peuvent transformer leur base terrestre en territoire quasi autonome. L'action des marines vise à contenir ces dérives.
I. L. - Comment venir à bout de ce fléau qui met en péril la sécurité des voies d'approvisionnement et déstabilise l'économie mondiale ?
J. L. - Il faut d'abord relativiser l'ampleur du phénomène et bien l'évaluer ; jusqu'à présent, l'économie mondiale n'a pas été déstabilisée par l'accroissement des actes de piraterie. Le Bureau maritime international (BMI) recense à la fois les attaques en haute mer et celles qui surviennent dans les eaux territoriales. Dans son rapport de janvier 2010, le BMI indique que 406 actes de piraterie auraient été commis en 2009, soit une hausse de 39 % par rapport à l'année précédente. La moitié des agressions se sont déroulées dans le golfe d'Aden et au large de la Somalie avec 47 navires détournés et 867 membres d'équipage pris en otages. Conséquence : certaines routes maritimes sont modifiées temporairement ou de manière durable afin de contourner les zones dangereuses, ce qui allonge le temps de transit. C'est ce que font certains armateurs en préférant la route du Cap au canal de Suez et au golfe d'Aden.
D'une manière générale, il faut protéger les artères qui sont indispensables au commerce mondial et contrôler les zones de transit et de manoeuvre. En mer, il y a une règle simple : celui qui est présent, parce qu'il dispose d'une marine de guerre hauturière lui permettant de naviguer loin et longtemps, bénéficie d'un avantage. Là plus qu'ailleurs, les absents ont toujours tort. Si les pirates ont disparu du détroit de Malacca, c'est bien parce que Singapour, la Malaisie …