Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'ETOILE MONTANTE DE LA POLITIQUE ALLEMANDE

On l'appelle le « Kronprinz », autrement dit le « dauphin ». Né le 5 décembre 1971 à Munich, l'actuel ministre de la Défense Karl-Theodor zu Guttenberg, membre du parti chrétien-social bavarois (CSU), est la coqueluche des Allemands. À preuve le grand nombre de ses compatriotes qui, l'année dernière, le voyaient déjà chancelier.Il est vrai que l'étoile montante de la politique allemande caracole dans les sondages depuis juillet 2009, plusieurs encablures devant Angela Merkel. N'a-t-il pas été réélu en septembre 2009 avec le meilleur score des dernières législatives, à savoir 68,1 % des voix de sa circonscription en Franconie bavaroise ? Mais, entre-temps, la chancelière chrétienne-démocrate (CDU) ne s'est pas laissé abattre. Mme Merkel tient à nouveau solidement la barre. Elle a verrouillé les postes clés du pouvoir en y installant des fidèles et n'a ni l'intention ni la nécessité de quitter son poste avant les législatives de 2013. Reste qu'au cours de l'été et de l'automne 2010 les médias imaginaient déjà son départ. Le vide se faisait autour d'elle au fur et à mesure que des caciques de la CDU jetaient l'éponge.
Ces doutes entourant l'avenir de Mme Merkel avaient plusieurs explications, à commencer par la défaite électorale du leader CDU Jürgen Rüttgers en Rhénanie-Westphalie, le 9 mai 2010. Ce Land très peuplé, dont les scrutins préfigurent souvent les scores des législatives nationales, passait donc à gauche. Au cours des semaines suivantes, deux autres leaders chrétiens-démocrates, le Hessois Roland Koch et le Hambourgeois Ole von Beust, se disant las de la politique, abandonnaient leurs responsabilités. Von Beust trouva un successeur plus jeune en la personne de Christoph Ahlhaus, mais, le 28 novembre suivant, les Verts hambourgeois rompaient leur coalition avec ce dernier, trop conservateur à leur goût.
Le 30 juin, la chancelière réussit à colmater une brèche en portant, non sans mal, le leader chrétien-démocrate de Basse-Saxe, Christian Wulff, à la présidence de la République fédérale, délaissée inopinément par celui qu'elle avait hissé sur ce pavois, Horst Köhler. Mais à l'automne, au Bade-Wurtemberg, des manifestations d'écologistes ébranlèrent le siège de Stephan Mappus, le nouveau leader chrétien-démocrate CDU régional. Mappus parvint à redresser la barre, mais ces remous faisaient quand même tanguer la nef berlinoise. S'y ajoutait un affaissement de Mme Merkel elle-même, mise en difficulté par la crise économique et financière comme presque tous ses pairs en Europe et aux États-Unis. Sans compter la cote en chute libre de son allié, le libéral Guido Westerwelle.
Seul Karl-Theodor zu Guttenberg échappait à l'érosion du pouvoir. On établit souvent un parallèle entre les Affaires étrangères et la Défense. Or la cote du ministre de la Défense a évolué en sens inverse de celle du vice-chancelier Guido Westerwelle, titulaire du portefeuille des Relations extérieures. Westerwelle est tombé à 30 % sur l'échelle des sympathies ; Guttenberg, lui, dépasse les 70 %. Du jamais vu ! En effet, les Affaires étrangères ont toujours conféré un bonus à leurs titulaires successifs tandis que la Défense, elle, passe à juste titre pour être un « siège éjectable » du gouvernement. D'ailleurs, les embûches n'ont pas manqué pour M. Guttenberg qui a dû, en particulier, gérer les conséquences de la bavure commise par la Bundeswehr le 4 septembre 2009 dans la région de Kunduz en Afghanistan (1). Cet événement avait contraint son prédécesseur, Franz-Josef Jung, à rendre son maroquin. Au-delà de l'affaire de Kunduz, le ministre est, de par son poste, étroitement associé à cette guerre qui coûte des vies (fin 2010, le contingent allemand en Afghanistan totalisait 45 tués). Par surcroît, la Défense est dotée d'un budget en peau de chagrin qui fait des mécontents parmi les industriels et les militaires. Et pourtant, la cote d'amour de Karl-Theodor ne fléchit pas. « Les critiques glissent sur lui comme sur du téflon », a écrit le magazine allemand Focus.
Même ses origines bavaroises ne sont pas un handicap, alors qu'elles l'ont été pour bien d'autres avant lui. C'est que, dans la dérive actuelle, n'être pas issu du sérail berlinois est plutôt un atout ! D'autant que le ministre parle un allemand élégant et soigné, dépourvu de l'accent du terroir propre à la plupart de ses compatriotes du Sud. En outre, dans une Allemagne qui affiche, depuis sa réunification, le droit au bonheur et qui s'est éloignée des miasmes du passé, ce conservateur jeune et moderne incarne la génération émergente d'après la chute du Mur de Berlin, la « génération Guttenberg » qui succédera un jour à la « génération Merkel ». L'actuel ministre de la Défense n'est-il pas un fan du groupe de hard rock AC/DC ? Formé par son père - le chef d'orchestre renommé Enoch zu Guttenberg -, il est également bon pianiste, excellent cavalier et remarquable skieur. Par surcroît, il semble que son nom, popularisé par l'inventeur allemand de l'imprimerie, Johannes Gutenberg, paraisse familier à ses compatriotes bien qu'il n'ait aucun lien de parenté avec cet illustre homonyme (qui s'écrit, d'ailleurs, avec un seul « t »).
Celui que ses amis ont surnommé « KT » pour abréger ses dix prénoms (2) est l'héritier d'une dynastie de la noblesse régionale mentionnée dans les chroniques dès 1149 au lieu-dit qui porte leur nom, un village de 600 âmes de la Haute Franconie bavaroise. La nouvelle étoile du gouvernement allemand a grandi là, dans un château où sa famille conserve une riche bibliothèque recélant de précieux incunables. Mais il doit aussi son aura à son épouse, la comtesse Stephanie von Bismarck-Schoenhausen, de cinq ans sa cadette, arrière-petite-fille du chancelier de fer. Ces derniers mois, l'intelligence et la culture de son épouse ainsi que son engagement au service de l'enfance maltraitée ont impressionné les téléspectateurs allemands.
Mariés depuis 2000, Karl-Theodor et Stephanie zu Guttenberg ont deux fillettes (Anna, 9 ans, et Mathilda, 7 ans). Bien que la jet-set ne soit pas le milieu dans lequel ils évoluent, ce couple glamour fait souvent la une de Gala ou de Célébrité. « Cools » et souriants, simples et ouverts, tout à fait dans le vent, les Guttenberg bénéficient de la popularité nouvelle d'une noblesse remise à jour après les années plébéiennes de la vague soixante-huitarde. Reçu docteur en droit constitutionnel avec mention très bien après des études de droit et de science politique à Bayreuth et à Munich, le baron zu Guttenberg est le produit d'une famille qui n'a enregistré aucun scandale au long des siècles et dont les vertus premières sont le travail et la discipline. Il peut se réclamer de son grand-oncle, Karl-Ludwig zu Guttenberg, apparenté par mariage à la famille von Stauffenberg dont est issu, comme on le sait, l'un des héros de la résistance allemande (3). Notons également qu'un grand-père de notre ministre a été secrétaire d'État au sein du gouvernement de Bonn dans les années 1960. Estimé à 600 millions d'euros, dont 200 lui reviendraient, le patrimoine de son clan n'est visiblement pas un handicap aux yeux de la population qui y voit une immunisation contre la corruption toujours possible.
Depuis l'été 2010, tous les regards se tournent donc vers ce séduisant ministre de la Défense. Selon un sondage réalisé en juillet 2010 par TNS/Emnid sur les personnalités dominantes de la droite allemande, Guttenberg (42 %) aurait largement distancé l'actuelle ministre du Travail Ursula von der Leyen (20 %), le ministre-président de Bavière Horst Seehofer (11 %) et le ministre des Finances Wolfgang Schäuble (7 %) dans la course à la chancellerie. Selon un sondage ultérieur TNS/Focus, 62 % des électeurs de la CDU/CSU et 62 % également des sympathisants du parti libéral (FDP, associé au gouvernement Merkel) le jugent apte à diriger le pays. Dans l'opposition, 48 % des Verts, 40 % des partisans de la Gauche néo-communiste et 34 % des sociaux-démocrates (SPD) le considèrent comme un possible chancelier, et 46 % des Allemands en moyenne le voient déjà succéder à Mme Merkel. La chancelière a pris la mesure de ce rival hors normes pour s'en faire un allié. Elle lui apporte un soutien sans faille dans sa difficile mission, non seulement dans la mise en oeuvre de la très importante réforme de la Bundeswehr et de son ministère qu'il a présentée fin janvier 2011, mais aussi par divers gestes d'attention.
Ainsi a-t-elle quitté, en décembre dernier, le front de l'euro et pris sur son repos de fin d'année pour aller avec lui à Kunduz remonter le moral des 4 700 soldats allemands en mission en Afghanistan. Guttenberg s'y était rendu quatre jours plus tôt en compagnie de son épouse. Ce que la gauche allemande n'a pas manqué de critiquer. « Il est venu deux fois en Afghanistan avec deux femmes dans la même semaine. Cela n'arrive pas si souvent », lança Mme Merkel, visiblement désireuse de montrer par cette boutade l'incongruité des critiques. De fait, selon un sondage, les trois quarts des Allemands approuvaient le fait que le ministre ait emmené sa femme sur le champ de bataille et les militaires présents avaient acclamé cette visite peu conventionnelle. La même semaine, la chancelière avait exigé qu'il tienne tête, deux jours durant, à la fronde des députés de l'opposition dans l'optique du vote du Bundestag, début janvier 2011, sur la reconduction du très impopulaire engagement en Afghanistan. Mme Merkel joue donc à fond la « carte Guttenberg ». Lors de leur visite commune à Kunduz, elle a repris à son compte le terme de « guerre » utilisé par Guttenberg pour cette mission jusqu'alors enrobée dans le terme pudique de « stabilisation ». L'outsider Guttenberg ose déroger à la règle du « politiquement correct » et appeler les choses par leur nom.
Venant de lui, l'opinion publique l'accepte. Au service de la société familiale Guttenberg GmbH, il avait acquis une certaine expérience de la gestion économique. Il est entré en politique comme membre de la Jeune Union bavaroise. Élu président de la CSU de Haute Franconie, il devient le 8 décembre 2007 le secrétaire général de cette formation, mais cette fois au niveau national - et cela, peu après la demi-défaite de son parti aux régionales de Bavière.
Depuis 2002, Guttenberg était député au Bundestag, où il assumait le rôle de porte-parole de son groupe à la commission des Affaires étrangères ainsi que pour les questions de désarmement et de non-prolifération nucléaire. Le 10 février 2009, il fut choisi par le président de son parti, Horst Seehofer, pour remplacer Michael Glos comme ministre fédéral de l'Économie et de la Technologie dans le premier gouvernement Merkel (CDU/CSU-SPD). Il prit alors en main, à huit mois des législatives et en pleine crise économique, une administration de 1 700 fonctionnaires. On ne donnait pas cher de sa peau. Il osa refuser des subventions à la firme Opel, défiant la chancelière et n'hésitant pas à brandir la menace de sa démission. Puis il plia devant elle. Mais les contribuables lui surent gré de ne pas avoir dilapidé leurs deniers dans le panier percé d'une entreprise mal gérée et d'avoir défendu les règles du marché. Réélu député en septembre 2009, il obtint le 28 octobre suivant le portefeuille de la Défense dans le second gouvernement Merkel (CDU/CSU-FDP). Dès le 2 juin 2010, n'hésitant pas à sacrifier une « vache sacrée » de son propre parti, il a annoncé vouloir supprimer le service militaire (au 1er juillet 2011) et réaliser ainsi de très substantielles économies par la réduction des effectifs de la Bundeswehr. Cette attitude audacieuse se révélera-t-elle, une fois de plus, payante ? Affaire à suivre...
J.-P. P. Jean-Paul Picaper - Monsieur le Ministre, le 12 décembre dernier, vous êtes allé inspecter le contingent allemand en Afghanistan, accompagné de votre épouse. 78 % de vos concitoyens ont jugé que vous aviez bien fait d'agir ainsi. Mais l'opposition et une partie des médias ont critiqué cette initiative. Comment expliquez-vous ces réactions divergentes ?
Karl-Theodor zu Guttenberg - La mission en Afghanistan est actuellement notre plus grand défi en matière de sécurité, étant donné que le terrorisme et la drogue prolifèrent dans ce pays dans lequel nous essayons de reconstruire une société pacifique. Nos auxiliaires civils, nos policiers et nos soldats méritent que notre société honore et apprécie leur tâche. Chaque jour, je pense à eux, aux dangers qu'ils affrontent et à ce qu'ils font pour notre pays. J'ai donc estimé qu'il était important de leur témoigner notre reconnaissance. Et leur exprimer notre gratitude, avec ma famille, m'a semblé très naturel. D'aucuns pensent autrement. Mais en tant qu'homme politique, je suis habitué à ces appréciations contrastées. Elles ne m'empêcheront pas de faire ce que je crois juste.
J.-P. P. - La pacification de l'Afghanistan est-elle une mission impossible ?
K.-T. G. - Nous n'avons pas le choix : nous devons réussir. Comme je viens de vous le dire, il y va d'abord de notre propre sécurité. Mais l'Allemagne n'est évidemment pas le seul pays concerné. L'ampleur de la menace est mondiale. Il est essentiel de stabiliser toute cette région - une région où, je le rappelle, il y a des armes de destruction massive (je pense au Pakistan). L'effondrement de l'État afghan aurait des conséquences catastrophiques.
Le peuple afghan veut vivre en paix sans être soumis à la dictature des talibans. Et c'est son droit le plus strict. Le gouvernement afghan, lui, a quatre missions essentielles : il doit bien gérer les affaires publiques, lutter contre la corruption, éradiquer le commerce de la drogue et former ses propres forces de sécurité. Nous l'assistons dans toutes ces tâches.
Aux conférences de Londres, de Kaboul et de Lisbonne, le président Karzai a souligné son intention de remettre la sécurité de son pays, d'ici à 2014, entre les mains de ses propres forces armées. Nous souhaitons la réussite de ce projet et c'est, précisément, la raison pour laquelle nous contribuons à la formation des forces de sécurité afghanes. Notre plan est clair : réduire progressivement notre présence sur le terrain et, finalement, transmettre la responsabilité à nos amis afghans.
J.-P. P. - Selon des sondages, 76 % des Allemands estiment que leur pays devrait, à l'instar de la Suisse, se tenir à l'écart des conflits armés. Vous ne partagez certainement pas cet avis...
K.-T. G. - Pendant quarante ans, l'Allemagne a été en première ligne, sous la menace directe de la guerre froide. Nous n'avons pu défendre notre liberté et sauvegarder la paix en Europe par la dissuasion que grâce à la solidarité de l'Occident, au soutien de l'Otan et, en particulier, à l'appui des États-Unis. Les citoyens de notre pays ont vécu …