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JAPON : L'APRES-TSUNAMI

Entretien avec Claude Meyer, Professeur à Sciences Po par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale et Mathieu Bouquet

n° 131 - Printemps 2011

Mathieu Bouquet et Grégory Rayko - Avant même le tsunami du 11 mars, le Japon traversait une période difficile sur le plan économique. Sa croissance était anémique depuis le début des années 1990 ; par surcroît, il avait subi de plein fouet la crise financière de 2008. Dans ce contexte, la catastrophe naturelle qui vient de frapper le pays apparaît encore plus terrible...
Claude Meyer - Pour saisir l'impact du désastre, il faut effectivement commencer par remettre en perspective la situation actuelle de l'économie japonaise. Comme vous le soulignez, elle fait face depuis maintenant deux décennies à une quasi-stagnation. Cette stagnation - d'autant plus frappante que, pendant les trois à quatre décennies précédentes, le Japon avait battu tous les records mondiaux - résulte essentiellement de trois facteurs structurels : l'absence chronique de leadership politique, question absolument centrale de la politique japonaise ; l'endettement du secteur public ; et, enfin, le défi démographique. La crise financière mondiale est venue s'ajouter à ces difficultés et a provoqué une grave récession. Déjà notable en 2008, avec 1,2 % de baisse du PIB, ce recul s'est accéléré en 2009, avec une décroissance de 5,2 % : la récession la plus sévère de tous les pays industrialisés !
La catastrophe récente risque d'étouffer la timide reprise que l'économie japonaise avait entamée après le coup d'arrêt de 2008-2009. Mais il manque encore quelques éléments pour mesurer la portée exacte de ce cataclysme.
M. B. et G. R. - Lesquels ?
C. M. - On ignore combien de temps il faudra pour rétablir dans tout le pays une alimentation électrique normale - ce qui est absolument indispensable au redémarrage des activités économiques. La presse a beaucoup insisté sur les dégâts dans le nord du Japon, mais les perturbations du réseau électrique dépassent cette seule région. Des délestages sont effectués dans la région de Tokyo, à cause de l'arrêt de la centrale de Fukushima. Celle-ci est de toute manière condamnée, mais les contrôles nécessaires sur les 55 réacteurs du parc nucléaire vont perturber l'alimentation électrique pendant une période qui reste encore indéterminée. L'état du réseau électrique constitue donc une question clé et il est difficile de prévoir un délai de retour à la normale. En plus des réacteurs de Fukushima, dont l'arrêt est programmé, d'autres centrales pourront être concernées par les mêmes mesures. Ces fermetures entraîneront une diminution de la part du nucléaire - une industrie qui représentait, avant le séisme, entre 25 et 30 % de la production électrique nationale. L'accent sera mis sur un recours accru au solaire et aux autres énergies renouvelables, mais l'augmentation des capacités en la matière prendra du temps. Une seule solution immédiate : amplifier la production d'électricité par le biais de la transformation du gaz naturel liquéfié et, dans une moindre mesure, du pétrole.
M. B. et G. R. - Même s'il est trop tôt pour pouvoir chiffrer avec précision les conséquences économiques qu'aura le désastre, peut-on déjà avoir une idée de leur ordre de grandeur ?
C. M. - Les estimations du gouvernement japonais actuellement disponibles situent les coûts directs de la reconstruction - ce qui exclut les coûts indirects comme la perte de croissance induite, l'impact des rejets radioactifs ou les pertes financières liées à l'effondrement boursier - entre 190 et 310 milliards de dollars. La croissance japonaise connaîtra certainement une courbe en V, c'est-à-dire une récession de un à deux trimestres suivie d'un rebond qui correspondra à la période de reconstruction. L'hypothèse d'un seul trimestre de récession me paraît cependant très optimiste. Le consensus des économistes sur la croissance pour 2011 s'établit à 0,6 % ; pour ma part, je m'attends plutôt à une croissance nulle voire négative en 2011, avant un nouveau départ en 2012. Il faut bien tenir compte de toutes les incertitudes liées à l'après-catastrophe. Nous disposons certes d'un décompte très précis du nombre d'immeubles qui ont été détruits et des infrastructures à reconstruire ou à restaurer mais, entre ce décompte et le coût exact de la reconstruction, il subsiste de nombreuses inconnues. Une chose est sûre : 2011 sera une année perdue en termes de croissance. Le rebond ne se fera pas sentir avant 2012.
M. B. et G. R. - À quelles répercussions peut-on s'attendre sur le plan industriel mondial ?
C. M. - Les conséquences du désastre sur l'appareil productif mondial se font déjà sentir. L'onde de choc est très forte au Japon même ; elle sera un peu atténuée en Asie ; et plus diluée lorsqu'elle touchera le reste du monde. En tout cas, nous allons très vite découvrir ou redécouvrir le rôle absolument central que joue le Japon dans certains secteurs, en particulier dans l'électronique et dans l'automobile. Prenons ce dernier domaine. L'industrie japonaise est un fournisseur incontournable de pièces détachées, mais aussi de systèmes de navigation et d'électronique embarquée - des éléments de plus en plus présents dans nos véhicules. Il en va de même pour ce qui concerne l'électronique. Les sociétés japonaises occupent des positions dominantes et atteignent des parts de marché mondiales supérieures à 70 % dans une trentaine de secteurs dont le chiffre d'affaires se compte chaque année en milliards de dollars. Quelques exemples : sont fabriqués au Japon 100 % des disques durs 1,8 pouce (1), 78 % des lentilles optiques des appareils photo assemblés en Corée du Sud ou en Chine, 71 % des batteries Li-ion (2) utilisées dans d'innombrables appareils électriques de notre vie quotidienne, etc.
Pendant longtemps, la région dévastée avait une vocation plutôt agricole. Mais, depuis quelques années, elle a entamé une importante mutation. Au moment du séisme, de nombreuses entreprises high-tech spécialisées dans le domaine électronique ou dans l'équipement automobile y étaient installées... À l'arrêt de ces unités de production s'ajoutent deux problèmes majeurs, peut-être plus graves encore : la réduction de la capacité électrique nationale, dont j'ai déjà parlé ; et la désorganisation de l'appareil logistique. Les difficultés logistiques provoquées par le séisme, dans un pays qui fonctionne à flux tendus - le fameux « zéro stock », qui …