Entretien avec
François Heisbourg, Président de l'International Institute for Strategic Studies (Londres). Auteur, entre autres très nombreuses publications, de : Comment perdre la guerre contre le terrorisme, Stock, 2016.
par
Thomas Hofnung, chef de rubrique au site The Conversation.
n° 131 - Printemps 2011
Thomas Hofnung - Il y a quelques semaines à peine, la France négociait avec la Libye pour lui vendre des Rafale. Fin mars, ce sont justement des Rafale - français - qui ont participé aux bombardements visant les forces du colonel Kadhafi. Comment un tel retournement a-t-il pu se produire ? François Heisbourg - Une opinion répandue consiste à souligner les liens beaucoup trop étroits que Paris a entretenus ces dernières années avec la dictature de Mouammar Kadhafi. La France avait cru qu'elle pourrait valoriser ces relations en vendant à Tripoli des matériels divers et variés, y compris des avions de chasse. Mais quand la révolte libyenne a éclaté, Kadhafi, à la différence de ses voisins Ben Ali et Moubarak, a choisi de répondre aux contestataires par la force. Dès lors, de nombreuses voix ont reproché à la France de s'être rapprochée de lui au cours des années précédentes. Le revirement opéré à l'égard de la Libye en mars offrirait donc au gouvernement français l'occasion de « se racheter ». Une telle analyse ne suffit pas. Elle doit s'effacer devant une approche plus stratégique, développée en 2008 dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Ce texte explique que, dans un monde globalisé, la sécurité internationale se caractérise par des « ruptures stratégiques » relativement brusques. C'est précisément à une rupture de ce type que nous venons d'assister. Par le passé, on pariait sur des transitions harmonieuses, comme celles de la Corée du Sud et de Taiwan, par exemple. Dans ces deux pays, la transition de la dictature à la démocratie s'est faite dans une relative douceur. Le monde actuel est davantage marqué par des bouleversements brutaux. C'est ce que nous observons actuellement dans le monde arabe. Et lorsqu'une telle rupture stratégique se produit, elle nécessite un changement profond des comportements. Il est donc normal que Paris ait radicalement modifié sa position vis-à-vis de Tripoli. C'est l'inverse qui aurait été anormal ! T. H. - L'histoire de la Libye de Kadhafi est celle d'une succession de zigzags : après sa prise de pouvoir en 1969, il jouit d'une bonne image en Occident et est reçu en grande pompe par la France pompidolienne. Les années 1980, à l'inverse, sont marquées par l'affaire tchadienne, par les bombardements américains puis par les attentats de Lockerbie et contre le DC10 d'UTA, qui entraînent sa mise au ban de la communauté internationale. Au début des années 2000, nouveau changement de décor : le colonel fait son grand retour au sein du concert des nations. On sait ce qu'il en est advenu... F. H. - Certes. Mais derrière tout cela, il y a toujours une obsession unique : le pouvoir. Pendant 42 ans, ce ne sont jamais les intérêts nationaux qui ont commandé la politique étrangère et de sécurité de la Libye. L'unique préoccupation du président libyen était de conserver son pouvoir personnel. D'où les virages à 180 degrés qu'il a opérés sur la scène internationale. En plus des revirements que vous venez de citer, n'oubliez pas que le Guide suprême a, également, voulu unir l'Afrique, puis le monde arabe. Il a proposé une fusion de l'État libyen avec la Tunisie, puis avec l'Égypte, etc. Cette approche très brouillonne a pu être perçue comme une succession de caprices. En réalité, le fil conducteur de son action a toujours été la recherche de nouveaux moyens destinés à conforter son emprise sur son pays, notamment en alternant un jeu arabe et un jeu africain. T. H. - Comment expliquer que la France ait pu longtemps s'accommoder d'un tel comportement, susceptible à tout moment de mettre en danger ses intérêts ? F. H. - Il faut rappeler que Kadhafi est arrivé au pouvoir en 1969, en pleine guerre froide, sur une terre où les intérêts américains étaient prédominants : les États-Unis y possédaient, en particulier, la base de Wheelus qui faisait partie du grand réseau de bases à partir desquelles l'Union soviétique pouvait être bombardée. Des compagnies pétrolières américaines étaient également présentes sur le sol libyen. L'arrivée de Kadhafi, qui a chassé les Américains, a ouvert un espace aux Soviétiques mais, aussi, aux Italiens et aux Français. Kadhafi s'est, il est vrai, empressé d'expulser les descendants des colons italiens demeurés en Libye après l'indépendance ; reste que, dans le même temps, il a ouvert les portes aux compagnies pétrolières européennes. Prendre pied en Libye convergeait avec nos intérêts stratégiques : cette implantation nous permettait de contrer la présence des Soviétiques sur la rive sud de la Méditerranée. L'ouverture vers l'Irak baasiste, au début des années 1970, s'est opérée dans des circonstances similaires : mêmes intérêts pour la France et même calcul stratégique consistant à ne pas laisser le contrôle de la région à l'URSS. Realpolitik et intérêts commerciaux faisaient alors bon ménage. Les ventes à la Libye de 110 Mirage V et 38 Mirage F1 se sont déroulées dans ce contexte. S'y sont ajoutés des appareils italiens, soit un total de presque 200 avions vendus au Guide suprême au milieu des années 1970. La différence entre Saddam Hussein et Kadhafi, c'est que Saddam, même s'il s'intéressait évidemment de très près à son propre pouvoir, était porteur d'un projet idéologique - le baasisme, une idéologie laïque. Ce qui faisait son charme aux yeux des responsables politiques français de tous bords : ils acceptaient d'autant plus facilement de traiter avec lui qu'il menait le bon combat contre l'islamisme et contre la théocratie iranienne. Kadhafi, lui, incarnait une succession de projets fantasques. Il n'empêche que Paris a entretenu de bonnes relations avec lui jusqu'au tournant de 1979-1980, quand il s'en est pris de front aux intérêts français, notamment au Tchad. T. H. - Les États-Unis n'ont-ils pas été frustrés de voir la France s'engouffrer dans la brèche qui s'est ouverte suite à leur expulsion de Libye ? F. H. - L'éviction des États-Unis n'a pas été totale : stratégiquement, ils ont perdu un point d'appui, mais ils ont pu maintenir certains intérêts pétroliers majeurs en Libye jusqu'à l'attentat de …
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