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« PRINTEMPS ARABE » : L'HISTOIRE N'A PAS DIT SON DERNIER MOT...

Entretien avec Jacques Julliard, Ecrivain. Essayiste. par la Rédaction de Politique Internationale

n° 131 - Printemps 2011

Jacques Julliard Entretien avec Jacques Julliard*
« printemps arabe » :l'histoire n'a pas dit son dernier mot...
Cet entretien a été conduitpar la Rédaction de Politique Internationale
* Historien et éditorialiste. Auteur, entre autres publications, de : Le Choix de Pascal, Desclée de Brouwer, 2003, et Flammarion, 2008 ; La Reine du monde. Essai sur la démocratie d'opinion, Flammarion, 2008 ; L'Argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Flammarion, 2008. Plusieurs entretiens qu'il a accordés à Politique Internationale ont été réunis dans Que sont les grands hommes devenus ?, Saint-Simon, 2004.
Politique Internationale - De la Tunisie à l'Égypte en passant par Bahreïn, le Yémen et la Libye, quelles réflexions vous inspire le « printemps arabe » ?
Jacques Julliard - Incontestablement, ce qui a rendu ce « printemps arabe » possible, c'est ce qu'il est convenu d'appeler la mondialisation - qui n'est pas simplement un phénomène économique, mais qui est aussi et peut-être avant tout un phénomène culturel. Aujourd'hui, les communications sont immédiates. Elles mettent en relation des sociétés, des régimes, voire des civilisations qui se trouvent à des moments différents de leurs évolutions respectives. Autrefois, les différentes sociétés étaient suffisamment séparées les unes des autres pour que l'influence des plus avancées sur les moins avancées ne se ressente que très progressivement. Il existait des échanges, bien entendu ; mais ils étaient limités quantitativement. Bref, il y avait une certaine étanchéité. Diderot s'est rendu en Russie, certes. Reste qu'il y est allé seul. Ce n'est pas le peuple français qui y est allé, de même que le peuple russe n'est pas venu en France.
De nos jours, on constate, au contraire, ce phénomène inouï : les sociétés les plus « arriérées » et les plus avancées sont en contact permanent, en particulier du fait des migrations. Là est le vrai choc des civilisations, qui fait circuler les idées. Et l'Occident a été une formidable vitrine. Cette vitrine a été le déclencheur des révolutions du bloc communiste à la fin des années 1980, tout simplement parce qu'elle était là : les populations « passaient devant » et cette vision leur donnait des idées ! On assiste à la même évolution pour le monde arabe qui, du fait des flux migratoires, des médias et des moyens de communication, est en relation constante avec les pays occidentaux.
P. I. - La généralisation d'Internet et la puissance d'Al Jazeera seraient donc à l'origine de ce qui se passe dans le monde arabe...
J. J. - Ce qui prime, l'élément majeur qui domine tous les autres reste, bien sûr, la soif de liberté. Cette aspiration est le fondement des révolutions arabes. Quant à la porosité entre les sociétés - porosité renforcée par Internet et par des médias comme Al Jazeera, vous avez raison -, elle a rendu ces bouleversements possibles. La première réaction de ces civilisations a été un repli conservateur : la tentative islamiste extrême d'Al-Qaïda est un effort désespéré du monde arabo-musulman pour conserver son identité en recourant à des moyens violents, parce qu'il n'en avait plus d'autre. Mais tous les peuples vivent à deux niveaux de civilisation : un niveau particulier, qu'on peut sans doute appeler culture - le monde arabe n'est pas et ne sera jamais le monde chrétien ou judéo-chrétien ; et, au-dessus de ces cultures diverses, un niveau « supérieur », ce qu'on pourrait appeler une civilisation mondiale. Ce sont ces deux niveaux qui entrent en contradiction. Or la seule idéologie officielle qui existe dans le monde moderne est celle des droits de l'homme. La Déclaration universelle des droits de l'homme, charte morale des Nations unies, repose sur les droits de l'homme particuliers, individuels, mais aussi collectifs. De ce fait, tous les régimes qui sont hostiles à ces droits sont obligés de vivre dans l'hypocrisie. Ils se battent le dos au mur. L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu, mais il arrive que cet hommage ne soit pas suffisant... Et c'est ce qui est en train de se passer.
P. I. - Vous soulignez la dimension universelle de ces révoltes. N'y trouve-t-on pas, tout de même, une spécificité arabe ?
J. J. - Les peuples qui se sont révoltés ont surpris les observateurs. On caractérisait le monde arabe par trois dimensions : la haine et le ressentiment à l'égard de l'Occident ; le primat religieux de l'islam ; et l'arriération économique, la misère. Or dans toutes les révolutions qui se déroulent sous nos yeux - en Tunisie, puis en Égypte, en Libye, voire en Syrie et dans les États du Golfe -, les révoltes ne se font ni au nom de l'anti-occidentalisme, ni au nom de l'islam, ni au nom de la misère.
L'islam nous a obsédés, de même qu'il a obsédé ces peuples. Le fondamentalisme (je viens d'en parler à propos d'Al-Qaïda) était un effort désespéré visant à contrer l'arrivée de la « civilisation supérieure » qui remettait en cause les cultures particulières.
Quant à la misère, il est vrai que, en Tunisie, on a commencé à parler de « révoltes de la faim ». Le prix du pain a également été évoqué en Égypte. Mais ce n'est pas prioritairement une baisse du prix du pain que réclamaient les manifestants. Enfin, et c'est peut-être le plus surprenant, le ressentiment à l'égard de l'Occident a non seulement disparu, mais on a vu les Libyens demander l'aide de l'Occident contre leur tyran ! C'est une victoire sans précédent : cet Occident qui était censé être leur persécuteur historique devient leur libérateur!
P. I. - Il y a eu le « Printemps des peuples » en 1848 ; puis, au XXe siècle, la fin des dictatures en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Amérique latine. Sans oublier, bien sûr, l'effondrement de l'empire soviétique. Les mouvements insurrectionnels de cette année 2011 dans le monde arabe empruntent-ils des ingrédients à ces révolutions du passé ?
J. J. - Ils ne les empruntent pas tout simplement parce qu'ils ne connaissent pas cette histoire-là, mais ils …