Les Grands de ce monde s'expriment dans

SYRIE : LE DEBUT DU CREPUSCULE

Entretien avec Burhan Ghalioun par Loulouwa Al Rachid, chercheur, spécialiste du monde arabe et consultante sur l'Irak. et Mohammad ali Atassi

n° 131 - Printemps 2011

Burhan Ghalioun Loulouwa Al Rachid et Mohamad Ali Atassi - Tout commence par un acte de désespoir, l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, un jeune Tunisien pauvre, issu d'une bourgade laissée à l'abandon. On connaît la suite : en l'espace de quelques semaines seulement l'ensemble du monde arabe s'embrase. Comment expliquez-vous l'effet de dominos qu'a provoqué ce geste individuel ?
Burhan Ghalioun - Mohamed Bouazizi est devenu le symbole d'une grande révolution dont les origines profondes sont à rechercher dans la faillite du système politique, économique et culturel arabe. Il ne s'agit pas simplement du geste d'un individu désespéré ou d'un Tunisien. Depuis la chute de mur du Berlin, seul le monde arabe était resté à l'écart de l'adhésion généralisée aux valeurs démocratiques ; bon nombre d'analystes avaient justifié cette exception en affirmant que l'islam ou la culture arabe étaient incompatibles avec la modernité politique. En réalité, le monde arabe a été empêché d'accéder aux valeurs de cette modernité politique. Par les puissances occidentales, d'abord, qui tenaient à endiguer la montée de l'islam politique et à protéger leurs intérêts économique contre les risques d'une immigration incontrôlée. Par les élites dirigeantes locales, ensuite, qui ont fait échec à toute transformation démocratique en s'appuyant sur la répression. Des facteurs internes et externes ont conjugué leurs effets pour produire un système à la fois despotique et néolibéral.
Aussi bien en Afrique du Nord qu'au Moyen-Orient, d'importants moyens ont été investis dans les instruments de coercition alors que, sur le plan culturel, c'était le néant : les élites locales n'avaient rien d'autre à proposer à leur population que la promesse d'une entrée dans la société de consommation. Mais la donne a changé : depuis la guerre d'Irak en 2003, l'influence occidentale dans la région a reculé ; les régimes eux-mêmes ont perdu toute légitimité du fait de l'aggravation des inégalités sociales, du chômage et de la corruption ; enfin, les peuples qui avaient accepté jusque-là de se soumettre tant qu'aucune perspective ne semblait se dessiner à l'horizon se sont redécouvert des aspirations. Grâce à la jeunesse tunisienne et à la technologie, un acteur est né et a prouvé que le changement n'était pas nécessairement synonyme de chaos : la société civile.
L. A. R. et M. A. A. - Arrêtons-nous un instant sur les modalités de ce soulèvement. N'exagère-t-on pas l'importance des réseaux sociaux quand on sait qu'une large part des déshérités qui ont grossi les rangs des manifestants n'y ont pas ou très peu accès ? Par ailleurs, en Syrie, le régime a coupé la société du monde extérieur et entravé la diffusion d'Internet...
B. G. - Pour que les gens osent se soulever, il faut leur laisser l'espoir d'occuper un vide politique tout en échappant aux foudres du régime. Or la révolution techno-médiatique a permis aux jeunes de créer un « parti politique virtuel » qu'aucun censeur et aucun policier ne peuvent désormais contrôler. La possibilité de relier des milliers d'individus entre eux, de mettre en place une organisation, de communiquer et d'élaborer des mots d'ordre collectifs, voilà ce qui manquait à toute tentative d'émancipation politique. C'est à partir de cette mise en réseaux qu'une fenêtre d'action s'est ouverte. Ses principaux artisans sont des jeunes qui ont grandi avec les téléphones portables et Internet. En Syrie, le régime en a effectivement limité la diffusion, mais pas au point de pouvoir l'interdire complètement. À partir du moment où les Tunisiens ont réussi ce modèle de déverrouillage politique, toutes les autres dictatures arabes étaient en danger de mort. Avec leur modèle de révolution « propre », les Tunisiens ont aidé les autres Arabes à dépasser leur peur.
L. A. R. et M. A. A. - Les commentateurs n'ont-ils pas tendance à enjoliver le rôle de la jeunesse révolutionnaire dans cette grande transformation du monde arabe ?
B. G. - Le fait que ces révolutions arabes aient été déclenchées par des jeunes dénués d'expérience politique n'est pas un hasard. Car ce sont les régimes eux-mêmes qui ont éradiqué toute opposition organisée. De plus, les jeunes entre 15 et 25 ans représentent de 50 à 60 % des populations arabes et, contrairement à leurs aînés, ils n'ont pas vu les grands espoirs portés par les mouvements d'émancipation nationale des années 1950 et 1960 - des espérances détruites par la terreur des régimes. Évidemment, il ne suffit pas d'avoir une page sur Facebook pour élaborer un agenda politique ou assumer le leadership d'une société. Pour le moment, la soif de liberté sert de mot d'ordre et de point de ralliement mais, demain, le conflit social et idéologique reviendra au premier plan. Nous avons besoin d'élites et de forces politiques pour encadrer la transition.
L. A. R. et M. A. A. - Aussitôt le régime tunisien tombé à la mi-décembre 2010, la « rue arabe » a immédiatement réagi même si, dans de nombreux pays, le phénomène a été éphémère et vite maîtrisé. Comment expliquez-vous que la Syrie soit le dernier de la liste à avoir été touché ? Qu'est-ce qui la différencie ?
B. G. - La vitesse et les conditions du changement dépendent de plusieurs facteurs : les équilibres intérieurs des systèmes répressifs ; leur façon d'articuler les intérêts politiques et économiques ; la nature des sociétés ; les enjeux par rapport à l'Occident... Ainsi, la forte homogénéité sociale explique la rapidité et l'aspect plus ou moins pacifique du changement en Tunisie et en Égypte où elle a rendu possible un véritable élan national. Le cas du Yémen est différent : la pauvreté du pays, les dissensions régionales et tribales, la présence d'une armée contrôlée par le clan présidentiel ont ralenti le processus. En Libye, ce n'est pas la nature de la société mais la personnalité même du dirigeant qui compte : Mouammar Kadhafi se prend pour le Dieu de la nation et veut reconquérir par la force un pays qui le rejette massivement. En Syrie, le retard s'explique par deux éléments négatifs. D'une part, depuis un demi-siècle, le régime a surjoué les dissensions confessionnelles (1). Il …