Les Grands de ce monde s'expriment dans

DERNIER TANGO A TRIPOLI

Le régime libyen né du coup d'État du 1er septembre 1969 a certainement été l'un des plus étranges des quarante dernières années. Il a été successivement (et, parfois, en même temps) nationaliste, panarabiste, socialiste, gauchiste, terroriste, hyper-musulman et anti-islamiste à la fois, pro-soviétique, adhérent du nouvel ordre mondial américain, panafricaniste, capitaliste financier et, avant tout, théâtral. Aujourd'hui, le test des armes met à nu, au-delà de ses idéologies d'emprunt, le simple opportunisme dictatorial de ce régime si atypique. Un opportunisme qui n'avait sans doute jamais cessé d'être son essence profonde. L'héritage du passé Le plus lourd de conséquences pour le futur est indéniablement l'absolue incohérence - sociale, administrative, économique et politique - du régime de Kadhafi. De 1969 à 1973, pendant sa période « Union socialiste arabe » (modelée sur le parti égyptien de Gamal Abd-el-Nasser), l'État monarchiste Senoussi, déjà plutôt faible au niveau organisationnel, avait été dissous dans 2 000 « Comités populaires de base », sortes de Soviets sans militants. Ensuite, en 1977, les « Comités révolutionnaires » étaient venus s'y substituer pour former la base du « Congrès général du peuple » (CGP) dont Mouammar Kadhafi allait bientôt démissionner (1979) afin de se consacrer à l'élaboration de la « théorie révolutionnaire » du Livre Vert. Devenu le « Guide » (1) de la Jamahiriya libyenne arabe socialiste du peuple, il n'avait plus eu, en théorie, de titre officiel. Mais renommé secrétaire général du CGP, il avait conservé la réalité du pouvoir tout en le dissolvant une fois de plus (en théorie) dans les « Comités populaires de base ». Après quinze ans d'équilibre précaire, le « Guide » avait décidé, pour accompagner le renouveau qui devait suivre l'abolition des sanctions internationales (2), de tout « ramener à la base » en créant des « Commandements populaires » décentralisés géographiquement dans les villes de Benghazi, Kufra et Syrte. Enfin, en 2000, il avait aboli tout gouvernement central pour « exploser » l'administration entre les municipalités (sha'abiyat) et les communes (mahallat). Résultat : une cacophonie administrative complète qui laissait la base réelle du pouvoir aux clans régionaux (3) et, au-delà, à un assez large cercle de « miliciens populaires », de voyous, de délateurs et d'espions. Au coeur de cette galaxie interlope : la famille du « Guide ». C'est ce qui explique qu'un pays dont 70 % de la population active était (théoriquement) composée de fonctionnaires depuis les grandes nationalisations des années 1978-1982 ait pu compter jusqu'à 30 % de chômeurs et 40 % de sous-employés. C'est ce qui explique, aussi, que l'« État des masses » ait dû recruter un million et demi de travailleurs immigrés pour faire le travail réel. Tout nouveau régime qui héritera cette ondulation anarchique aura pour première tâche de créer une administration fonctionnelle qui ne sera plus une simple extension de l'ego du Chef. Même paradoxe dans les relations avec l'islam. Kadhafi, militant autoproclamé d'un arabo-islamisme personnel particulièrement virulent (4), était en même temps un ennemi juré des fondamentalistes réels ou supposés …