Les élections législatives du 25 février 2011 ont bouleversé le paysage politique de la république d'Irlande. On s'attendait certes à un vote sanction contre le parti au pouvoir, mais pas à un séisme politique d'une telle magnitude. Aux affaires depuis 1997, le Fianna Fail de Bertie Ahern (1) et de Brian Cowen (2) a fait les frais de la déconfiture du Tigre celtique. Aux pires moments de son histoire, le vieux parti d'Eamon de Valera, père fondateur de l'État irlandais, s'était toujours adjugé au moins 35 % des voix et un minimum de 65 sièges au Dail Eireann (Assemblée nationale). À la veille de l'élection, il ne comptait pas moins de 78 députés. Le couperet est tombé. Relégué en troisième position, le Fianna Fail n'a obtenu que 17,4 % des voix et 20 sièges à peine. De ce score humiliant, certains commentateurs ont tiré argument pour annoncer le déclin irréversible de la formation qui fut, jusqu'à l'an dernier, le parti de gouvernement par excellence de l'Irlande indépendante (3). Les Verts, alliés du Fianna Fail, n'ont pas bénéficié de leur retrait du gouvernement, qui avait forcé celui-ci à organiser des élections anticipées : ils ont perdu la totalité des 6 sièges qu'ils détenaient à la Chambre basse et se retrouvent, avec 1,7 % des voix, en queue de peloton. Pour la première fois de son histoire, le Fine Gael s'affiche comme le premier parti de la république d'Irlande. Il s'en faut de 8 sièges qu'il n'ait la majorité absolue. Détail révélateur : avec 36,1 % des voix, il s'adjuge 76 mandats, soit 46 % des sièges - ce qui, dans le système électoral particulier de l'Irlande (4), traduit un excellent report de voix supposant une stratégie politique très fine, habilement mise en oeuvre par Enda Kenny, le chef du parti, et Phil Hogan, le directeur des élections du Fine Gael. Le Parti travailliste, qui espérait mieux, peut se flatter lui aussi d'avoir engrangé les meilleurs résultats de son histoire. Deuxième parti de la république, derrière le Fine Gael, il obtient 19,4 % des voix et 37 députés. Le Sinn Fein de Gerry Adams frôle la barre des 10 % et s'adjuge 14 sièges, 10 de mieux qu'en 2007. Enfin, la Gauche unie (rassemblement de députés de gauche de nuances diverses) et les députés indépendants se partagent les 19 sièges restants. Le verdict de l'Irish Times est clair et net : « Ces résultats sont un triomphe personnel et politique pour Enda Kenny et le parti Fine Gael. Il est le vainqueur incontesté de l'élection. Le premier ministre putatif a porté le Fine Gael à des sommets sans précédent en le mettant en situation de gagner le plus grand nombre de sièges jamais obtenu par le parti depuis sa fondation » (5). Un programme de gouvernement est aussitôt négocié entre le Fine Gael et le Parti travailliste, qui totalisent à eux seuls 113 sièges sur 166. Ce type d'alliance entre un parti de tendance démocrate-chrétienne et une formation plutôt sociale-démocrate est une constante dans la vie politique irlandaise (6). Le 9 mars 2011, le gouvernement est constitué. Sans surprise, Enda Kenny est élu Taoiseach (premier ministre). Le président du Parti travailliste Eamon Gilmore est élu Tanaiste (vice-premier ministre) et ministre des Affaires étrangères et du Commerce. Michael Noonan, leader malheureux du Fine Gael aux élections de 2002, hérite du portefeuille des Finances, une responsabilité cruciale dans la période de crise que traverse l'Irlande. Âgé de cinquante-neuf ans, le nouveau Taoiseach Enda Kenny est un homme de l'ouest de l'Irlande. Il vient de ce comté de Mayo qui compte parmi les plus rudes et les plus pittoresques de l'île. Enseignant du primaire, il a été élu député en 1975, ce qui fait de lui le plus ancien parlementaire du Dail Eireann. Il fait ses premières armes au gouvernement comme secrétaire d'État à l'Éducation en 1986 et comme ministre du Tourisme et du Commerce en 1994. Au lendemain des élections calamiteuses de 2002 qui ont vu la représentation parlementaire du Fine Gael plonger de 53 à 31 sièges, il fait acte de candidature à la présidence d'un parti démoralisé et désespérément en quête de repères. Aussitôt élu, il prend son bâton de pèlerin et, sans se laisser rebuter par la tâche, entreprend de rebâtir et d'« électriser » le Fine Gael en partant de la base. Les médias irlandais ne font pas grand cas de cet homme affable, à la silhouette juvénile, mais sans grand charisme. Ils ont tort. Non seulement Enda Kenny ressuscite le Fine Gael que certains s'étaient empressés d'enterrer sans fleurs ni couronnes, mais il le conduit à la victoire aux élections locales de 2009. Ce scrutin met le pied à l'étrier à nombre de ceux qui transformeront l'essai deux ans plus tard. En juin 2010, il étouffe dans l'oeuf une cabale interne qui voulait le remplacer à la tête du parti au motif que les sondages ne lui étaient pas favorables. Habile autant que magnanime, il passe l'éponge et restaure l'unité de sa formation en affichant de bonnes relations avec ses rivaux. Sa campagne électorale est un sans-faute, même s'il n'y brille pas par son éloquence. Il a du charme à défaut de charisme. Courtois et affable, il sait être d'une fermeté inébranlable lorsque la situation l'exige. Patient et déterminé, c'est un marcheur de fond qui a fait l'ascension du Kilimandjaro et qui escalade régulièrement Croagh Patrick, la montagne sainte du Mayo, qui pourrait être à l'Irlande ce que la roche de Solutré est à la France. De la patience et de la détermination, il lui en faudra plus que de coutume pour redresser la barre d'un pays essoré par une crise financière et bancaire sans précédent. Frappée de plein fouet par la récession et l'implosion de la bulle immobilière qui s'était substituée aux exportations comme moteur d'une expansion incontrôlée, l'Irlande a vu son secteur bancaire rouler à l'abîme. Le crédit tari, la consommation atone, l'activité économique en berne, le chômage qui avait pratiquement disparu est reparti à la hausse : les demandeurs d'emploi représentent aujourd'hui 14,7 % de la population active. L'émigration, que l'on croyait jugulée, redevient la soupape de sécurité d'une économie anémiée. Le déficit budgétaire a atteint le niveau record de 32 % du PIB, résultant pour les deux tiers de la recapitalisation des banques suite à la décision de l'État de garantir les dépôts et obligations détenus tant par les Irlandais que par les étrangers. En 2011, le déficit budgétaire devrait être ramené à 10 % du PIB. À la dette souveraine, qui impose au gouvernement de trouver bon an mal an 12 milliards d'euros pour boucler son budget, s'ajoutent les sommes colossales englouties pour renflouer un secteur bancaire à la dérive (70 milliards d'euros injectés entre décembre 2008 et mars 2011). Le pays doit faire face à une érosion de la confiance des agences de notation et à l'envol des taux d'intérêt de ses emprunts. Le 21 novembre dernier, après avoir longtemps tergiversé, le gouvernement de Brian Cowen a appelé à l'aide le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission de Bruxelles, qui ont mis sur pied un plan de sauvetage sous forme d'une ligne de crédit de 85 milliards d'euros dont 17,5 milliards provenant d'un fonds de réserve irlandais. Dublin vit à l'heure des plans d'austérité. Le nouveau gouvernement sait qu'il est condamné à mener à son terme cette politique drastique d'assainissement, seule à même de résorber le déficit aux normes européennes et de relancer la machine économique. Dans tous les budgets, l'heure est aux coupes claires. Enda Kenny veut également réformer l'État et le Parlement ; restructurer le système bancaire ; rétablir la compétitivité ; relancer l'emploi ; recentrer l'économie sur les exportations (qui ont plutôt bien résisté à la crise) ; redorer le blason de son pays aux yeux des investisseurs étrangers ; et restaurer l'image dégradée de l'Irlande dans une Europe dont elle avait été un élève modèle dans les années 1970 et 1980, une tradition avec laquelle elle ambitionne de renouer sans obérer son potentiel de croissance et ses capacités de redressement. Pour relever ce défi de longue haleine qui demandera des années, beaucoup de sacrifices et une volonté sans faille, pour accomplir cette tâche plus éprouvante que l'ascension du Kilimandjaro ou de Croagh Patrick, Enda Kenny dispose d'un atout essentiel : il n'est pas homme à s'arrêter avant d'avoir atteint le sommet, si élevé soit-il. P. J.
Pierre Joannon - Vous avez qualifié de « révolution démocratique » le raz de marée électoral du 25 février 2011 qui vous a porté au pouvoir à la tête d'une coalition Fine Gael - Parti travailliste. Dans quel sens faut-il interpréter cette formule qui ressemble à un oxymore ?
Enda Kenny - Ce que j'ai voulu dire, c'est que l'Irlande a prouvé, en l'occurrence, qu'elle était une authentique démocratie. Alors que le pays traverse une grave crise économique, sans doute la plus grave de son histoire, le peuple irlandais a réagi avec maturité et sang-froid. Il ne s'est pas mis en grève, il n'est pas descendu dans la rue, il n'a pas bouté le feu aux bâtiments publics. Dominant sa frustration, il a attendu patiemment que survienne une élection. Et c'est dans les urnes qu'il a finalement laissé éclater sa colère et son ressentiment. Le taux de participation au scrutin a été exceptionnellement élevé et la sanction a été d'autant plus cuisante. Pour le Fianna Fail, qui était au pouvoir, perdre 66 sièges dans une élection fut un choc traumatique. Ainsi avons-nous administré la preuve que nous étions bien une démocratie solide et vivante. C'est par le suffrage universel, et par lui seul, que les citoyens de ce pays, respectueux des lois qu'ils se sont données, ont résolu d'exprimer leur mécontentement et leur soif de changement.
P. J. - Afin de disposer d'une majorité au Dail (l'Assemblée nationale irlandaise), vous aviez le choix entre deux options : former une coalition avec le Parti travailliste ou négocier le soutien de 8 députés indépendants sur un total de 19. Pourquoi avoir choisi la première option et écarté la seconde ?
E. K. - Pour plusieurs raisons. En premier lieu, je vous rappelle que le Fine Gael et le Parti travailliste ont l'habitude de travailler ensemble. Nous avons été associés au pouvoir à six reprises depuis la fin de la guerre. En second lieu, il nous est apparu, au lendemain du scrutin de février, que nos programmes étaient compatibles et qu'un accord était possible. En troisième lieu, il nous a semblé plus facile de nous asseoir autour d'une table avec les Travaillistes pour élaborer ensemble un programme de gouvernement plutôt que de tenter de faire la synthèse de huit, ou neuf, ou dix programmes en nous adressant à des Indépendants. Enfin, nous avons été guidés par un souci de stabilité et d'efficacité. Nous étions confrontés à la nécessité de prendre des décisions importantes dans l'intérêt du pays ; dans ces circonstances, il n'était pas souhaitable de dépendre du soutien fragile et aléatoire de quelques Indépendants. Avec les Travaillistes, nous formons un bloc solide de 113 députés sur les 166 que compte le Dail. Jamais un gouvernement irlandais n'a disposé d'une telle majorité. Nous avions besoin d'un mandat aussi large que possible pour prendre les graves décisions qu'exige la conjoncture difficile dans laquelle nous nous trouvons. Nous disposons d'un tel mandat : il nous confère responsabilité et autorité pour engager le pays sur la …
Enda Kenny - Ce que j'ai voulu dire, c'est que l'Irlande a prouvé, en l'occurrence, qu'elle était une authentique démocratie. Alors que le pays traverse une grave crise économique, sans doute la plus grave de son histoire, le peuple irlandais a réagi avec maturité et sang-froid. Il ne s'est pas mis en grève, il n'est pas descendu dans la rue, il n'a pas bouté le feu aux bâtiments publics. Dominant sa frustration, il a attendu patiemment que survienne une élection. Et c'est dans les urnes qu'il a finalement laissé éclater sa colère et son ressentiment. Le taux de participation au scrutin a été exceptionnellement élevé et la sanction a été d'autant plus cuisante. Pour le Fianna Fail, qui était au pouvoir, perdre 66 sièges dans une élection fut un choc traumatique. Ainsi avons-nous administré la preuve que nous étions bien une démocratie solide et vivante. C'est par le suffrage universel, et par lui seul, que les citoyens de ce pays, respectueux des lois qu'ils se sont données, ont résolu d'exprimer leur mécontentement et leur soif de changement.
P. J. - Afin de disposer d'une majorité au Dail (l'Assemblée nationale irlandaise), vous aviez le choix entre deux options : former une coalition avec le Parti travailliste ou négocier le soutien de 8 députés indépendants sur un total de 19. Pourquoi avoir choisi la première option et écarté la seconde ?
E. K. - Pour plusieurs raisons. En premier lieu, je vous rappelle que le Fine Gael et le Parti travailliste ont l'habitude de travailler ensemble. Nous avons été associés au pouvoir à six reprises depuis la fin de la guerre. En second lieu, il nous est apparu, au lendemain du scrutin de février, que nos programmes étaient compatibles et qu'un accord était possible. En troisième lieu, il nous a semblé plus facile de nous asseoir autour d'une table avec les Travaillistes pour élaborer ensemble un programme de gouvernement plutôt que de tenter de faire la synthèse de huit, ou neuf, ou dix programmes en nous adressant à des Indépendants. Enfin, nous avons été guidés par un souci de stabilité et d'efficacité. Nous étions confrontés à la nécessité de prendre des décisions importantes dans l'intérêt du pays ; dans ces circonstances, il n'était pas souhaitable de dépendre du soutien fragile et aléatoire de quelques Indépendants. Avec les Travaillistes, nous formons un bloc solide de 113 députés sur les 166 que compte le Dail. Jamais un gouvernement irlandais n'a disposé d'une telle majorité. Nous avions besoin d'un mandat aussi large que possible pour prendre les graves décisions qu'exige la conjoncture difficile dans laquelle nous nous trouvons. Nous disposons d'un tel mandat : il nous confère responsabilité et autorité pour engager le pays sur la …
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