Entretien avec
Gérard Longuet, Ministre de la Défense de 2011 à 2012.
par
Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
n° 132 - Été 2011
Isabelle Lasserre - Quelle fut votre première pensée en franchissant le seuil de l'hôtel de Brienne où évoluèrent, entre autres, Clemenceau et de Gaulle ? Gérard Longuet - Le sentiment de rencontrer l'État ; de découvrir presque charnellement cette autorité historique qui a rassemblé la France et qui l'a protégée. Un sentiment, donc, d'extrême gravité, en pensant aux rendez-vous de l'Histoire qui se sont noués et dénoués ici. I. L. - Cette impression est-elle plus forte, sous ces lambris, que dans les autres ministères où vous avez oeuvré ? G. L. - Cela n'a rien à voir. J'ai eu la chance de détenir des portefeuilles techniques passionnants : le Commerce extérieur, l'Industrie, la Poste et les Télécoms ; mais, dans ces maisons, le ministre n'est pas l'acteur, il accompagne et conseille. Dans un ministère régalien comme celui de la Défense, en revanche, le ministre est aux commandes. Il doit assumer les responsabilités de l'État, mettre en oeuvre la politique du Président. I. L. - Quelle est, dans l'Histoire, le fait militaire que vous admirez le plus ? Y a-t-il une bataille à laquelle vous auriez aimé participer ? G. L. - La bataille de la Marne, qui a réuni le sang-froid d'un chef, Joffre, le courage des troupes, et fait la démonstration que l'on peut rétablir un équilibre dès lors qu'on laisse la place à l'intelligence et à l'analyse. Cette bataille fut une manoeuvre militaire exceptionnelle, quasiment miraculeuse. I. L. - Pensez-vous, comme Clemenceau, que « la guerre est une chose trop grave pour qu'on la confie aux militaires » ? G. L. - C'est une formule que l'on prête à Clemenceau ; il est possible qu'il l'ait prononcée. Si Clemenceau voulait dire par là que la guerre n'est que le prolongement de la politique par d'autres moyens, il avait raison. C'est toujours de la politique que dépend la guerre. I. L. - Quels sont les principales menaces qui pèsent sur le monde d'aujourd'hui : le cyber-terrorisme, les affrontements ethniques... ? G. L. - Le plus grand des périls, pour un pays, c'est de perdre le sens de ses responsabilités. Après, tout peut se régler. Dans un système éclaté et multipolaire comme le nôtre, je crois sincèrement que nous sommes en mesure de mettre en place un état de droit international. Le pire des dangers serait que les grandes nations renoncent à exercer leur devoir qui est, précisément, de contribuer à construire cet état de droit. I. L. - Quels sont les conflits actuels qui vous inspirent le plus de crainte, notamment en raison du risque d'escalade qu'ils comportent ? G. L. - Ce qui m'inquiète, c'est plutôt la désagrégation des sociétés - développées ou non. Paradoxalement, le problème des narco-dollars me paraît plus dangereux que les guerres idéologiques ou même que l'extrémisme islamiste. Un bémol sur ce point : la course de l'Iran à l'arme nucléaire et à son vecteur. . L. - Comment définiriez-vous les principaux intérêts stratégiques de la France ? Ont-ils évolué par rapport au Livre Blanc de la défense publié en 2008 ? G. L. - Je voudrais d'abord rappeler que nous avons le bonheur, grâce à la construction européenne, de ne plus craindre pour notre sécurité aux frontières. Soixante-six ans de paix, ce n'est pas rien. Le projet de la France consiste à bâtir une conscience européenne de défense - inégalement partagée entre les 27 - et, grâce au rôle très particulier que lui confère son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, à façonner, dans la mesure de ses moyens, l'état de droit international que j'appelle de mes voeux. Avec toutes les réserves et toutes les difficultés que suppose un tel objectif. Pour un Français, la paix n'est pas la tentation de se replier sur soi mais une harmonie à partager et à faire partager. Certes, nous ne représentons qu'à peine un pour cent de la population mondiale. Il nous faut, par conséquent, avoir conscience de nos capacités, qui ne sont pas illimitées, et hiérarchiser nos engagements en fonction de nos intérêts stratégiques. Ceux-ci ont-ils évolué par rapport au Livre Blanc ? Pratiquement pas, si ce n'est qu'on a vu apparaître le thème de la libre circulation maritime : la France a cette particularité en Europe d'être présente sur tous les océans et aucun d'entre eux n'est exempt de menaces. I. L. - Mais les dernières crises internationales ont montré à quel point le Livre Blanc avait été dépassé par l'actualité. Quels sont les changements qui s'imposeront ? G. L. - Je pense le contraire : les crises viennent des théâtres que nous appréhendions et nous obligent à prendre nos responsabilités d'Européens. Mais l'actualisation en 2012 était prévue dès 2008. Je contribuerai à ce débat. I. L. - Que pensez-vous du rôle de plus en plus considérable dévolu à ces nouveaux mercenaires que sont les armées privées ? G. L. - À mes yeux, cette évolution n'est pas souhaitable. Que certaines missions de sécurité soient confiées à des sociétés privées dans le cadre d'un État de droit, ce n'est pas choquant. Mais que des armées sous-traitent des opérations militaires à des sociétés privées, cela pose un vrai problème moral. Pourquoi ? Parce que l'armée porte la culture d'un peuple. Par son comportement, elle exprime la personnalité de ce peuple et du pouvoir politique qui commande l'intervention militaire. Or une armée privée n'a pas de personnalité stable. Sa mission est une sorte de compromis entre le profit et la force. Ce n'est pas du tout l'idée que je me fais de l'intervention militaire. I. L. - Quels sont les engagements extérieurs de la France dont vous feriez volontiers l'économie ? Et, a contrario, ceux qui vous inspirent le plus de fierté ? G. L. - Je pense qu'il faut faire le tri. Là où nous sommes concernés par la proximité géographique, culturelle, là où nos intérêts sont importants, nous devons être plus présents. Et là où nous sommes moins concernés, cette présence doit être plus faible. C'est aussi simple que cela. Il …
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