Entretien avec
Bronislaw Komorowski, Président de la République de Pologne depuis avril 2010.
par
Luc Rosenzweig
n° 132 - Été 2011
Luc Rosenzweig - Monsieur le Président, vous êtes le descendant d'une longue lignée d'aristocrates polonais dont le berceau se trouve dans l'actuelle Lituanie. Comment avez-vous traversé la période où la Pologne était sous la domination du pouvoir communiste ? Bronislaw Komorowski - Dans notre tradition familiale, plus que les titres, le statut social, les biens matériels, c'est le comportement patriotique qui était valorisé. Depuis plusieurs générations, ma famille s'est attachée à servir au mieux sa patrie - soit par l'épée, soit par les armes de l'esprit en contribuant à la vie culturelle et intellectuelle du pays. C'est avec une grande fierté que je peux évoquer mes ancêtres : chaque génération a participé aux guerres et aux insurrections qui ont marqué l'histoire de la Pologne. En ce qui me concerne, je n'avais pas d'autre issue que de vivre dans la Pologne communiste. Pour ma génération, ce n'était plus tellement un problème - en tout cas, pas aussi douloureux que pour celle de mes grands-parents et de mes parents. Le système communiste, en effet, s'était efforcé d'humilier, de piétiner ces gens qui, contrairement à nous, avaient connu la Pologne d'avant-guerre. Ils ont tout perdu : leurs biens et le monde de leur jeunesse. Compte tenu de tout cela, je suis fier de constater qu'une grande partie de ma famille s'est comportée en vertu du principe du yoyo : plus on cherche à vous attirer vers le bas, plus vous remontez haut ! C'est ainsi que, malgré tous les obstacles placés sur son chemin, mon père a pu mener une carrière de professeur à l'Université de Varsovie et, même, à l'université de Nice. Plus tard, il fut nommé ambassadeur par le premier gouvernement de la Pologne libre. Ma propre carrière relève de cette même logique : l'activité clandestine contre le régime communiste a précédé mon entrée en politique. L. R. - Pouvez-vous nous donner plus de détails sur cette activité clandestine ? B. K. - Je peux me prévaloir d'appartenir à cette catégorie d'hommes politiques polonais qui ont participé au processus révolutionnaire dès le premier jour. Pour moi, tout a commencé lorsque j'avais seize ans, en 1968. J'étais lycéen et j'ai manifesté aux côtés des étudiants qui exigeaient la liberté d'expression et la fin de la censure (1). En 1976, j'ai fait partie d'un groupe de soutien aux ouvriers polonais en lutte contre le pouvoir. Ce groupe faisait fonctionner des imprimeries clandestines. J'animais une revue souterraine dont le titre était ABC - acronyme qui, en polonais, signifie « De l'Adriatique à la Baltique et jusqu'à la mer Noire ». Notre revue ne se limitait pas aux sujets concernant la Pologne ; elle parlait, aussi, des atteintes à la liberté et de l'oppression des citoyens dans l'ensemble de l'Europe centrale et orientale. Dès cette époque, je me suis intéressé à la solidarité entre les nations et les peuples de la région. L. R. - Dans votre enfance et dans votre jeunesse, vous avez été très engagé dans le mouvement scout. Cela vous a-t-il servi dans votre vie politique ? B. K. - Certainement. Il faut savoir que sous le régime communiste on s'est battu pour maintenir l'indépendance du mouvement scout. C'était une question de fidélité à une tradition remontant à avant la dernière guerre. Pour simplifier, le choix était le suivant : on pouvait devenir membre soit des « pionniers » (l'organisation communiste destinée aux enfants et adolescents), soit des scouts liés à l'Église catholique... Le scoutisme vous enseigne la fraternité entre les gens. Dans le cas de la Pologne, il a une très forte connotation patriotique. Comme scout, vous apprenez, certes, à obéir à vos chefs ; mais le scoutisme vous initie également à l'art de commander les autres. Aujourd'hui encore, je suis en mesure de repérer, par leur manière de se comporter, les personnalités du monde politique ou économique qui ont été scouts... L. R. - Lord Baden-Powell n'est sans doute pas le seul modèle qui guide aujourd'hui votre action politique... Quels sont les dirigeants passés ou actuels dont vous pourriez vous inspirer ? B. K. - Je préfère parler d'autorité morale que de « modèle », car chaque époque exige des hommes politiques des qualités différentes. Du côté polonais, le maréchal Pilsudski (2) représente à mes yeux une autorité incontournable. Comme moi, c'était un Polonais d'origine lituanienne. Il est l'exemple même d'un révolutionnaire qui a réussi sa mutation en homme d'État. Il inspire d'autant plus le respect qu'il a gagné la guerre contre les bolcheviks en 1920. L'autre Polonais que je considère comme une autorité est Tadeusz Mazowiecki (3). J'ai travaillé avec lui lorsqu'il était premier ministre et je continue de le solliciter aujourd'hui. C'est lui qui m'a appris le métier d'homme d'État. Il a très peu de traits communs avec le maréchal Pilsudski, sauf un : une fois qu'il a pris une décision, il s'y tient fermement. Mais c'est un homme de compromis, qui respecte les gens dont l'opinion diffère de la sienne. Grâce à lui, j'ai eu la chance de travailler dans le premier gouvernement non communiste de la Pologne d'après-guerre, comme vice-ministre de la Défense. En ce qui concerne les hommes d'État étrangers, je vous le dis très sincèrement, et pas seulement parce que je m'adresse à un public français, on a toujours manifesté dans ma famille une grande admiration pour le général de Gaulle. Cette conviction était celle de mon père, qui me l'a transmise. Comme mon père, de Gaulle était physiquement de grande taille ; mais ce n'est évidemment pas la seule raison pour laquelle mon père l'appréciait ! En fait, le Général incarnait, aux yeux de nombreux Polonais, l'esprit de résistance, le refus de déposer les armes même lorsque la cause paraît désespérée. Il était, par surcroît, très respecté en raison de son souci de la grandeur de la nation et du peuple français. Cette attitude plaisait beaucoup aux Polonais qui ont, comme vous le savez, beaucoup souffert de la limitation de leur souveraineté. De Gaulle ne se privait pas, non plus, de se plaindre …
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