Les Grands de ce monde s'expriment dans

OBAMA ET LA CHAUDIERE MOYEN-ORIENTALE

Entretien avec Daniel Pipes, Directeur du Middle East Forum. par Laure Mandeville, Grand reporter au Figaro

n° 132 - Été 2011

Daniel Pipes Laure Mandeville - Le Moyen-Orient est en feu. Quelle est votre interprétation des révoltes arabes qui s'y succèdent sans discontinuer depuis le mois de janvier ?
Daniel Pipes - Le Moyen-Orient est le lieu qui, depuis un siècle, conjugue tous les problèmes : le nationalisme, l'extrémisme, l'islamisme... J'avais coutume d'appeler cette région l'« homme malade du monde ». La situation n'a pas changé du tout au tout, mais ce à quoi nous assistons est le signe de quelque chose de différent. De quelque chose de plus mûr, de plus modéré, de plus responsable. Je ne saurais dire si ces événements vont mener à des bouleversements fondamentaux dans un très proche avenir. En tout cas, il est encourageant de voir les choses bouger.
L. M. - Peut-on dresser un parallèle avec les « révolutions de couleur » qui ont secoué l'Europe orientale et le monde post-soviétique au cours des années 2000 ?
D. P. - Absolument, cette comparaison est pertinente dans la mesure où, dans les deux cas, la motivation la plus puissante a été le désir d'échapper à la stagnation, à la pauvreté, à l'arbitraire et à la tyrannie.
L. M. - Assiste-t-on à une redéfinition de l'identité du monde arabe ?
D. P. - Pendant des décennies, on a parlé du monde arabe, de la nation arabe. Aujourd'hui, ce discours n'a plus cours. Et c'est normal. Le fait que les gens parlent arabe ne suffit pas à définir ce qu'ils sont. C'est pourquoi je suis assez réticent à l'idée d'employer cette notion de « monde arabe ». D'ailleurs, les révoltes que nous voyons surgir ne concernent pas seulement les Arabes. Vous avez bien vu que des manifestations se sont aussi produites en Iran. Mais il est sûr que la combinaison de la mobilisation d'une large partie de la jeunesse, des nouvelles méthodes de communication sur Internet et d'actions spectaculaires, comme celle de ce jeune homme en Tunisie qui s'est immolé par le feu, a contribué à créer un nouveau climat.
L. M. - Les États-Unis avaient-ils anticipé ce printemps arabe ? Le New York Times a rapporté que Barack Obama avait commandé un rapport sur la question dès le mois d'août 2010 - rapport qui concluait à l'imminence d'une explosion, notamment en Égypte...
D. P. - Le gouvernement américain n'avait absolument pas prévu ces révoltes arabes. En ce sens, il était comme tout le monde, y compris la Tunisie de Ben Ali et l'Égypte de Moubarak. La réponse lente et hésitante de Washington aux révoltes montre bien que rien n'avait été planifié. Cette impréparation a sauté aux yeux avec l'affaire libyenne. La preuve : toutes les décisions relatives à ce dossier ont été prises sous le coup de l'émotion et non en fonction de l'intérêt national.
L. M. - Les groupes d'opposition qui ont émergé à l'occasion de ces événements ont-ils été aidés, sur les plans financier et logistique, directement ou indirectement, par les États-Unis ?
D. P. - Encore une fois, Washington n'était pas aux premières loges. Des individus vivant aux États-Unis comme Wael Ghonim, le cyberdissident égyptien, ou Gene Sharp, l'auteur de De la dictature à la démocratie, ou des sites comme Facebook ou Twitter ont joué un rôle bien plus important que l'administration Obama.
L. M. - Ces révolutions vont-elles, selon vous, profiter aux États-Unis ou, au contraire, nuire à leurs intérêts ?
D. P. - À court terme, il est évident que les rébellions de 2011 ont compliqué la tâche des Américains. Washington avait des relations de travail correctes avec tous les acteurs de la région, à l'exception de l'Iran et, dans une moindre mesure, de la Syrie, du Liban et du Hamas. Ces relations sont aujourd'hui menacées. Qu'il s'agisse de la flotte américaine à Bahreïn, des approvisionnements en pétrole ou des missions de renseignement concernant Al-Qaïda, les intérêts américains sont partout fragilisés, puisque nul ne sait comment les nouveaux gouvernements se comporteront vis-à-vis de Washington. Mais, sur le long terme, je suis plutôt optimiste. Prenez Moubarak : il n'était pas le pire des tyrans. Ce n'était tout de même pas Saddam Hussein ! Mais, en même temps, ce n'était pas quelqu'un qu'on peut vraiment soutenir avec enthousiasme. Sa démission ouvre une période d'incertitude, mais elle a aussi fait naître l'espoir d'une vie meilleure pour les Égyptiens.
L. M. - Obama a donc eu raison de demander à Moubarak de partir ?
D. P. - Le gros problème des Occidentaux en général et des Américains en particulier, c'est qu'ils s'entendent mieux avec les tyrans - qu'ils soient émirs, rois ou présidents - qu'avec les dirigeants élus démocratiquement. Alors que nous sommes favorables à la démocratie, nous avons tendance à ne pas être satisfaits des résultats qu'elle produit au Moyen-Orient.
L. M. - De quels pays parlez-vous ?
D. P. - Pratiquement de tous à l'exception d'Israël. Du Maroc à l'Iran, en passant par l'Égypte, la Turquie et l'Arabie saoudite, nous sommes plus en phase avec les dictateurs qu'avec la vox populi. Ce décalage rend très difficile la définition d'une politique moyen-orientale. Nous voulons promouvoir nos principes de démocratie, d'ouverture, de participation populaire et, dans le même temps, défendre nos intérêts en matière de sécurité, de renseignement, de contre-terrorisme et de libre circulation du gaz et du pétrole. Ces deux approches sont difficiles à concilier.
L. M. - La politique américaine a-t-elle trop défendu ses intérêts et pas assez ses principes ?
D. P. - De 1945 à 2003, nous avons conduit au Moyen-Orient une politique de stabilité. Alors qu'en Europe occidentale dans les années 1940 puis en Europe orientale dans les années 1980, les Américains ont constamment cherché à favoriser la démocratie, ce n'était pas le cas au Moyen-Orient. Puis, brusquement, en 2003, George W. Bush a tapé du poing sur la table : plus question d'accepter l'« exceptionnalisme moyen-oriental » au nom de la préservation du statu quo ; il fallait désormais exporter la démocratie. L'intuition était bonne. Le problème, c'est qu'il a voulu aller beaucoup trop vite. Il n'a pas compris que la …