Entretien avec
Abdullah Abdullah, Ancien ministre afghan des Affaires étrangères (2001-2005).
par
Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
n° 132 - Été 2011
Isabelle Lasserre - Quelles seront, selon vous, les conséquences de la mort de Ben Laden sur la rébellion en Afghanistan ? Abdullah Abdullah - L'impact sera à la fois local et global. Mais il m'importe d'abord de rappeler que Ben Laden, depuis le début, était le leader, le symbole et le guide stratégique d'Al-Qaïda, le patron de ses réseaux et de ses opérations terroristes, en Afghanistan et ailleurs dans le monde, même si certaines cellules locales d'Al-Qaïda ont parfois un fonctionnement plus autonome. Je pense cependant que sa disparition ne provoquera aucun changement à court terme en Afghanistan. En ce qui concerne l'avenir de la rébellion à long terme, tout dépendra de l'évolution des relations entre les États-Unis et le Pakistan. Après les attentats de 2001, le Pakistan avait officiellement décidé de soutenir la guerre contre le terrorisme lancée par les Américains. Mais, dans l'ombre, de nombreux responsables ont continué à aider Al-Qaïda et les talibans. Si les États-Unis et le pouvoir d'Islamabad trouvent un moyen de diminuer le rôle néfaste que les services secrets pakistanais (l'ISI) jouent en Afghanistan (2), alors les talibans s'affaibliront automatiquement. Sinon, il n'y a aucune raison que leur résistance faiblisse. I. L. - Dans quel sens cette relation entre Washington et Islamabad va-t-elle évoluer, selon vous ? A. A. - Il est un peu tôt pour le dire, mais une chose est sûre : elle va changer. Il est difficile d'imaginer, en effet, que les États-Unis puissent à nouveau faire confiance à l'ISI. Les deux parties ont intérêt à faire redémarrer la relation sur une base plus saine. L'Amérique et le Pakistan ont des intérêts communs. Ils ont aussi des divergences, la principale étant le fait que les talibans constituent un atout pour l'ISI et une menace pour Washington. Ils devront donc surmonter cet obstacle. Ce ne sera pas facile, car les Pakistanais ont beaucoup attendu pour agir contre les talibans et on peut se demander s'il n'est pas déjà trop tard pour faire marche arrière. Les responsables pakistanais n'ont toujours pas officiellement décidé d'arrêter de manipuler le terrorisme et ses réseaux pour servir les objectifs de leur pays. Au Pakistan, l'armée repose sur trois piliers : le Cachemire, l'Afghanistan et la bombe nucléaire. Les terroristes que les Pakistanais emploient pour déstabiliser l'Afghanistan sont également utilisés au Cachemire (3). Voilà maintenant trente ans que le Pakistan soutient les groupes terroristes. Des sympathies et des liens solides ont fini par se créer entre l'ISI, les talibans pakistanais et les talibans afghans. Il sera très compliqué de démanteler ce système. Aux États-Unis, la prise de conscience à ce sujet a été très tardive. Pendant de longues années, Washington a accepté de travailler avec l'establishment pakistanais, en ignorant volontairement que celui-ci était malhonnête. Les Américains auraient dû saisir la gravité du problème au lendemain des attentats du 11 Septembre. Beaucoup de temps a été perdu, et il faut désormais essayer de tout remettre à plat. I. L. - Quelle est la nature des liens qui unissent les talibans afghans et Al-Qaïda ? Certains experts assurent qu'il faut opérer un distinguo entre ces deux forces. Est-ce aussi votre avis ? A. A. - Non, je pense que leurs liens sont très intimes. Avant 2001, les talibans avaient déjà sacrifié l'Afghanistan au nom de la sécurité d'Al-Qaïda. Les deux mouvements ont le même but : faire tomber l'État et le système. Ils combattent ensemble, sous la même bannière. I. L. - Depuis la mort de Ben Laden, Al-Qaïda s'est dotée d'un nouveau leader, Saif al-Adel. Que pensez-vous de ce choix ? Quelles en seront les conséquences pour l'Afghanistan ? A. A. - Ce que je peux dire, c'est que Saif al-Adel n'est guère connu dans les rangs d'Al-Qaïda. C'est peut-être un choix temporaire. Il est en tout cas exclu qu'il puisse inspirer les partisans d'Al-Qaïda de la même manière que le faisait Ben Laden. Il n'a ni l'expérience ni le charisme de son prédécesseur - deux choses indispensables pour pouvoir diriger l'organisation. Des rivalités et des tensions vont probablement émerger au sommet d'Al-Qaïda et je pense que l'on peut s'attendre à ce que l'organisation s'affaiblisse à moyen terme. I. L. - Pensez-vous, comme Hamid Karzai, qu'il faille négocier avec les talibans ? A. A. - Non. D'abord, lorsque Hamid Karzai parle de réconciliation, il s'agit d'un affichage politique plus que d'une véritable conviction. D'ailleurs, il n'a jamais réellement lancé ce processus. Au fond, c'est de la poudre aux yeux. La majorité de la population ne veut pas d'un retour des talibans. Elle réclame un système qui marche, une bonne gouvernance, une justice indépendante, un État transparent et des élections libres... bref, tout ce que Hamid Karzai n'a pas réussi à lui offrir parce qu'il ne fait que de la politique politicienne ! Ensuite, l'idée même que négocier avec les talibans pourrait aboutir à une vraie paix est une erreur. On peut envisager, au niveau local, sous des conditions précises, une réintégration de certains talibans moins extrémistes que les autres - je pense à quelques provinces qui seraient, sinon, impossibles à pacifier et à stabiliser (4). Mais cette politique doit demeurer une exception et ne doit en aucun cas être généralisée à l'ensemble du pays. Tout simplement parce que le but des talibans, je le répète, n'est pas de participer à l'État afghan : il est de le détruire pour imposer leur propre système. Vous noterez que les talibans eux-mêmes ne veulent pas négocier. Ils sont en position de force. Pourquoi le feraient-ils ? I. L. - Vous ne croyez donc pas au concept de talibans modérés ? A. A. - Talibanisation et modération sont des termes qui ne s'accordent guère. L'idéologie ne se marie pas bien avec la modération. Il est vrai que, dans chaque mouvement, même dans les plus radicaux on peut parfois trouver quelques individus moins excessifs que les autres. Mais, dans son ensemble, le mouvement taliban est basé sur une interprétation extrême de l'islam. Et je dirai même que, au cours de ces dernières années, si …
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