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ETATS-UNIS : LE MOMENT LIBERTARIEN

Entretien avec David Boaz, Vice-président du Cato Institute (Washington) par Olivier Guez, Journaliste à La Tribune

n° 133 - Automne 2011

David Boaz Olivier Guez - Monsieur Boaz, vous appartenez à une mouvance méconnue en Europe, notamment en France : les libertariens. Qu'est-ce qu'un libertarien américain ?
David Boaz - Un libertarien considère que chaque individu a le droit de mener sa vie comme il l'entend tant qu'il respecte les droits des autres. Il estime que l'État n'a pas à se mêler de sa vie privée et de son activité économique. Les libertariens sont des conservateurs sur les plans économique et fiscal, mais ils sont libéraux sur les questions sociales. Autrement dit, il s'agit d'un hybride étrange de Républicains et de Démocrates, foncièrement attachés aux idéaux du capitalisme et aux mythes fondateurs de l'Amérique : la liberté, l'anti-étatisme, le laisser-faire, l'individualisme, le populisme, la propriété privée, l'entreprise et la concurrence.
O. G. - Avez-vous toujours été libertarien ?
D. B. - Probablement. Mes parents étaient des Démocrates jeffersoniens qui devinrent par la suite républicains : ils m'ont transmis le culte de la Constitution. Ils m'ont fait comprendre à quel point il était important que notre Loi fondamentale limite les pouvoirs du gouvernement. Dans ma jeunesse - j'ai grandi au Kentucky -, j'ai beaucoup lu, notamment des magazines conservateurs comme la National Review de William Buckley ou le New Guard Magazine. J'ai également dévoré Economics in one Lesson du grand journaliste Henry Hazlitt, un thuriféraire de Bastiat et de son ouvrage La Loi qui m'a fait découvrir les vertus de l'économie libre de marché. Et puis, surtout, j'ai découvert les romans d'Ayn Rand...
O. G. - À quelle époque ?
D. B. - Quand j'étais au lycée, probablement vers 1970-1971. Ces livres m'ont fait passer du conservatisme au libertarianisme. En effet, les personnages de Rand sont passionnément engagés en faveur de la liberté. Dans Atlas Shrugged (1957), une poignée d'entrepreneurs luttent contre les interventions sociales-étatistes et le politiquement correct de l'époque. John Galt (le personnage principal du roman) et quelques businessmen s'enfuient dans le Colorado d'où ils lancent la rébellion contre l'État et ses sbires collectivistes...
O. G. - Quelles leçons avez-vous retenues de vos lectures adolescentes ?
D. B. - Que chacun a le droit de vivre par et pour soi, avec ce qu'il gagne par ses propres efforts mais sans contraindre autrui. Que chaque individu, à condition qu'il respecte l'égoïsme des autres, est moralement souverain. Il faut vivre sa vie sans culpabilité ; Mme Rand explique dans ses essais et, plus encore, dans ses romans que l'accomplissement de son propre bonheur, rationnellement et selon certaines vertus cardinales telles que l'indépendance, l'intégrité ou l'efficience, est le plus haut but moral de l'homme. « L'homme doit vivre pour son propre intérêt, ne sacrifiant ni lui-même aux autres, ni les autres à lui-même », écrit-elle. C'est la clé de l'estime de soi. Ses romans ont une dimension éthique, métaphysique et philosophique très puissante.
O. G. - À savoir ?
D. B. - Que les gens qui réussissent font de bonnes choses. Que la raison et le travail productif donnent un sens au monde. Les livres de Rand sont des manifestes contre l'hystérie, l'irrationnel et l'assistance : un « big government » détruit la souveraineté des individus. Écrits à une époque où l'interventionnisme étatique se développait continuellement, ses romans montrent que la dépendance à l'égard des subsides gouvernementaux dévalue la famille, l'éthique du travail et de l'épargne. Pour elle, le capitalisme est le seul système où les hommes productifs sont libres d'agir et de coopérer en permettant l'amélioration constante de leur prospérité, de leur consommation et de leur jouissance de la vie.
O. G. - À contempler le poster accroché dans votre bureau et les étals de librairie, à New York comme ici à Washington, Rand est plus populaire que jamais de nos jours...
D. B. - Ses livres se sont toujours bien vendus mais il est vrai que, aujourd'hui, ils connaissent un succès de plus en plus considérable. La crise financière, la dimension gigantesque des dépenses publiques et la taille toujours croissante du gouvernement incitent les gens à redécouvrir Ayn Rand.
O. G. - En quoi les éclaire-t-elle ?
D. B. - Les livres de Rand sont une défense passionnelle du capitalisme. Or de nombreux Américains sont persuadés que l'intrusion du gouvernement dans la sphère économique et la finance, via ses nombreuses régulations et agences, a perverti l'esprit du capitalisme et provoqué la crise financière. Dans Atlas Shrugged, Rand avait non seulement annoncé la spirale de dettes et de déficits qui balaie actuellement l'Amérique mais aussi la réaction du gouvernement - un gouvernement qui, comme vous le savez, a volé au secours de Wall Street, instauré de nouvelles régulations, pris le contrôle d'entreprises comme les constructeurs automobiles, opté pour une relance budgétaire, distribué des prébendes sans véritable motif, conforté la Fed dans sa politique toujours expansionniste... Rand avait tout prévu ! C'était aussi le message de Hayek dans Le Chemin de la servitude : la planification économique ne conduit pas à des sociétés plus égalitaires mais à un nouveau système de classes et de statuts ; pas à la prospérité mais à la pauvreté ; pas à la liberté mais à la servitude...
O. G. - Rand est d'ailleurs si populaire aux États-Unis qu'Atlas Shrugged vient d'être adapté au cinéma. Avez-vous vu le film ?
D. B. - Oui, mais je suis ressorti de la salle un peu déçu. Seule une partie du livre a été adaptée et le film n'a pas été doté d'un budget très conséquent. À mon avis, il aurait fallu en faire une série. C'est sans doute la faute des libéraux de Hollywood !
O. G. - Au début des années 1970, quand vous devenez libertarien, les États-Unis sortent d'une période de très grande prospérité marquée par un accroissement constant de l'interventionnisme étatique depuis les années 1930 et le New Deal de Roosevelt. Pour quelles raisons devient-on libertarien à l'époque ?
D. B. - Pour moi comme pour de nombreux libertariens de ma génération, ce sont des facteurs politiques et culturels qui ont joué. Voyez-vous, pour la génération de mes parents, …