Les Grands de ce monde s'expriment dans

LES COULISSES DU RENSEIGNEMENT AMERICAIN

Entretien avec Dennis Blair, Ancien Directeur du renseignement national des États-Unis (2009-2010). par Dan Raviv, correspondant de la radio CBS à Washington, ancien correspondant à Londres et au Moyen-Orient.

n° 133 - Automne 2011

Dennis Blair Dan Raviv - Sommes-nous bons ou sommes-nous chanceux ? Un aphorisme dit que nos agences de sécurité ont l'obligation de toujours réussir, alors que les terroristes, eux, peuvent se permettre de ne réussir qu'une seule fois. Dix années se sont écoulées depuis le 11 Septembre sans que la moindre attaque ait eu lieu sur le territoire des États-Unis. Alors, avons-nous de la chance ou du talent ?
Dennis Blair - Je dirais que nous sommes bons à 70 % et chanceux à 30 % ! Si l'on songe à tous les attentats que nous avons déjoués - qu'il s'agisse de celui de Faisal Shahzad, qui avait garé une voiture piégée sur Times Square à New York ; de Najibullah Zazi, qui planifiait une attaque visant des trains de la banlieue new-yorkaise ; ou encore du Nigérian Umar Farouk Abdulmutallab, qui a tenté de faire exploser un avion reliant Amsterdam à Detroit -, on peut aisément retourner l'aphorisme que vous avez cité : désormais, il suffit que les terroristes commettent une seule erreur pour que nous fassions échouer leurs projets. Avant le 11 Septembre, ils pouvaient se permettre de commettre plusieurs erreurs et réussir malgré tout. Ils pouvaient prendre dans notre pays des leçons de pilotage au cours desquelles il apparaissait clairement qu'ils ne voulaient pas apprendre à atterrir. Ils pouvaient vivre pendant des mois à San Diego et se rendre régulièrement dans des mosquées extrémistes. Ils pouvaient discuter librement de leurs plans au téléphone. Nous étions complètement inconscients ! À présent, les choses ont changé. Pour mener leur projet à bien, les terroristes n'ont plus le droit à la moindre erreur. On se rend compte, en étudiant leurs tentatives d'attentats récentes, que celles-ci sont montées en à peine quelque jours. Ils n'ont tout simplement plus le temps de les préparer soigneusement. Pour une raison évidente : nous les pourchassons avec la plus grande énergie. C'est pourquoi, aujourd'hui, ceux qui sont chargés d'attaquer les États-Unis ne sont plus des terroristes endurcis et parfaitement entraînés. Il s'agit principalement de jeunes hommes amers disposant d'un passeport américain ou d'un visa leur permettant d'accéder à notre territoire, et qui reçoivent pour seule instruction de tuer autant de gens que possible quand ils en ont l'occasion. Ce progrès n'est pas dû à la chance. Il résulte du travail acharné fourni par les services de renseignement des États-Unis et d'autres pays. Il demeure, néanmoins, un élément que l'on peut relier à la chance : quand les terroristes font une erreur, la vigilance d'un policier en faction sur Times Square ou celle des passagers du vol Amsterdam-Detroit, pour ne prendre que ces deux exemples, permettent de les mettre en échec. Comme je viens de le dire, il suffit qu'ils commettent une seule erreur pour que nous puissions les arrêter. La situation est donc l'inverse de ce qu'elle était encore le 10 septembre 2001.
D. R. - Ces derniers temps, la tendance générale est à l'austérité. Dans un tel contexte, les États-Unis ont-ils toujours les moyens de disposer de toutes les ressources nécessaires en matière de renseignement et de sécurité ?
D. B. - Nous devons changer notre façon de procéder. Aujourd'hui, le gouvernement américain consacre approximativement 80 milliards de dollars par an à la lutte contre le terrorisme - et ce chiffre ne tient pas compte de nos dépenses militaires en Irak et en Afghanistan. Or, combien y a-t-il d'activistes d'Al-Qaïda aujourd'hui dans le monde ? Environ quatre mille. Faites le compte : nous dépensons 20 millions de dollars par terroriste et par an. Cela vous paraît-il proportionnel à nos autres priorités en matière de sécurité ? Il existe de nombreuses causes de mort violente d'Américains qui n'ont rien à voir avec le terrorisme - je pense, par exemple, aux meurtres ou aux accidents de la route. Or, sur ces dossiers, nous n'avons pas la même approche qu'envers le terrorisme - une approche qu'on peut résumer par la formule « réussir à conjurer le fléau quel qu'en soit le prix et quels que soient les efforts à consentir ». Au contraire, nous tolérons un certain niveau de risque et acceptons l'idée que notre système de prévention ne soit pas parfait. Je crois que le temps est venu de discuter de ces sujets de façon réaliste, avec sang-froid, sans tomber dans les querelles politiciennes comme cela a été le cas depuis dix ans. En effet, au cours de ces dix dernières années, aucun dirigeant politique n'aurait pu se permettre de réduire les budgets consacrés à la lutte contre Al-Qaïda. D'ailleurs, ces budgets n'ont cessé d'augmenter. Aujourd'hui, nous devons calmement examiner la situation et nous demander si nos dépenses dans le domaine de la lutte anti-terroriste sont proportionnelles aux buts que nous recherchons, en tenant compte des autres responsabilités qui incombent au gouvernement. Il y a une autre question qu'il faut se poser. La véritable obsession que nous nourrissons à l'égard du terrorisme ne nous incite-t-elle pas à délaisser quelque peu nos autres priorités, celles qui concernent les menaces à long terme pesant sur notre pays ? Un exemple : la chasse à Al-Qaïda n'est que l'un de nos objectifs au Pakistan. Nous souhaitons également faire en sorte que ce pays ne soit plus un refuge pour les talibans ; et, bien entendu, nous voulons que les armes nucléaires pakistanaises restent entre des mains responsables. Or certaines d'entre elles sont stockées dans des bases qui ne se trouvent qu'à quelques dizaines de kilomètres de zones où les terroristes sont actifs. Et ces derniers rêveraient de s'en emparer... Par surcroît, il est dans notre intérêt d'aider le Pakistan et l'Inde à résoudre leurs différends. Nous entretenons des relations avec les deux parties et, en tant que pays le plus puissant de la planète, nous avons pour responsabilité de favoriser la stabilité dans les régions dangereuses. Et pourtant, nos relations avec le Pakistan sont dominées par notre obsession envers Al-Qaïda. Ce constat vaut aussi pour nos relations avec d'autres pays. Alors, je pose la question : avons-nous raison de nous focaliser …