Entretien avec
Marc Trevidic, Juge d'instruction au Pôle terrorisme du Tribunal de grande instance de Paris.
par
Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
n° 133 - Automne 2011
Isabelle Lasserre - Vous instruisez depuis plusieurs années les grands dossiers du terrorisme : quel est, précisément, votre champ de compétence ? Marc Trévidic - Le champ de compétence du juge antiterroriste a évolué. Pendant longtemps, ce domaine a été très sectorisé. Le terrorisme islamiste et ce que l'on appelle le « grand international » étaient traités par les juges Jean-Louis Bruguière et Jean-François Ricard (1). Deux autres juges s'occupaient l'un de la Corse, l'autre du Pays basque. Depuis que nous sommes passés, au fil du temps, de quatre à huit juges d'instruction, les co-saisines à trois juges - voire à quatre - se sont multipliées. Les juges d'instruction sont donc conduits aujourd'hui à traiter des matières dont ils ne s'occupaient pas auparavant. La spécialisation sectorielle a un peu éclaté. En ce qui me concerne, je ne m'occupe ni des Corses ni des Basques. Le terrorisme islamiste représente 80 % de mon travail. Les 20 % restants concernent de vieux dossiers internationaux : le terrorisme palestinien des années 1980 (2), les opposants iraniens (3), les dossiers libanais liés au Hezbollah (4), le Rwanda (5)... Il s'agit de dossiers un peu particuliers qui sont le fruit de l'Histoire et qui font toujours partie de notre stock. I. L. - Qui est votre patron ? M. T. - D'un point de vue administratif, mes supérieurs hiérarchiques sont le président du tribunal et le premier président de la cour d'appel. Mais, en théorie, le juge d'instruction n'a pas de patron. Le « premier désigné » est responsable du dossier. Il peut se voir adjoindre des collègues. Reste que, selon le Code, c'est lui qui décide. I. L. - La fonction de juge d'instruction a-t-elle un équivalent dans d'autres pays européens ? M. T. - Seules la France et l'Espagne sont dotées d'un système de pur droit romain, napoléonien. La Belgique s'en rapproche. Quant aux autres pays européens, hormis la Grande-Bretagne qui fonctionne avec une procédure de « common law » (6), ils ont des systèmes hybrides. Ils font appel à des juges d'instruction au cas par cas. Au Portugal, par exemple, dans une « enquête parquet », un juge d'instruction peut être nommé mais seulement si la demande en est faite par l'une des personnes poursuivies. I. L. - Comment se passe une journée type du juge Trévidic ? M. T. - Lorsque je suis en France - car j'effectue de nombreux déplacements à l'étranger -, ma vie n'est pas si exaltante que ça. C'est un travail de bureau... Mon boulot consiste surtout à préparer le prochain interrogatoire. Dans mon domaine, les dossiers sont lourds et complexes ; certains exigent une longue préparation. Je passe beaucoup de temps à rédiger, notamment, des demandes d'entraide internationales. Je dois évidemment assister aux réunions de travail avec les enquêteurs. Et m'occuper de toute la paperasserie : demandes d'écoutes téléphoniques, de sonorisation, d'audition sous X... I. L. - Vous avez la réputation d'être courageux et indépendant, de résister aux pressions politiques. Étiez-vous prédestiné à ce poste ? M. T. - Pas vraiment. J'ai peut-être même le pire profil qui soit pour remplir cette fonction ! L'antiterrorisme est, voyez-vous, un domaine très politique. Si vous êtes juge d'instruction antiterroriste et que vous estimez, comme moi, que la politique ne doit pas interférer avec les dossiers, alors vous vous heurtez constamment à des contradictions et suscitez des affrontements. C'est particulièrement fatigant et stressant. La question est la suivante : peut-on ne pas être politique du tout sur une matière très politique ? Peut-on être un juge complètement normal et travailler comme si l'on travaillait en droit commun ? Personnellement, je pense que oui. Je pense aussi que la politique est tellement fluctuante, qu'elle subit tant d'à-coups que les vérités qui paraissaient intangibles un jour deviennent caduques six mois plus tard. Je l'ai vu avec la Corse du temps où je m'occupais de ce dossier. C'était fou : pendant une période, la politique évoluait tous les six mois. Or si un juge change d'avis deux fois par an, ce n'est plus de la justice. Je suis malgré tout persuadé, avec le recul, qu'il vaut mieux ne pas mêler la politique aux dossiers car, dès qu'elle les pénètre, elle les pourrit quasi irrémédiablement. Je peux me tromper... Il existe de solides arguments à l'appui de la thèse inverse. Il est vrai que, dans des matières comme celles-là, il est difficile de faire totalement abstraction des relations entre États. Reconnaissez que mon profil n'est pas forcément idéal ! Tout dépend, bien sûr, de l'angle de vue que l'on adopte... I. L. - Pouvez-vous illustrer ces tensions par des exemples concrets ? M. T. - Certains dossiers ont été très influencés par la politique, et cela dès le départ : le Rwanda évidemment, mais aussi le dossier des opposants iraniens. C'est bien, en effet, pour des raisons purement politiques qu'on a laissé des groupes implantés en France agir à leur guise, sous la surveillance des services de renseignement, avant de les frapper du jour au lendemain... Ce fut le cas des Kurdes (7), des Tigres tamouls (8) et - je viens de les mentionner - des opposants iraniens. On voit là à quel point le domaine judiciaire peut être instrumentalisé. Car nos ennemis d'hier sont nos amis de demain et inversement. Vous comprenez pourquoi il est difficile de soutenir une politique, sachant qu'elle risque d'être en contradiction totale avec ce qui se produira par la suite... Cela dit, à chacun son boulot : la diplomatie française a ses impératifs, et c'est normal. Mais si la justice se mêle de diplomatie, alors plus personne n'est à sa place. On a souvent voulu utiliser la justice pour pousser des dossiers très politiques. Puis, comme la politique change, on voudrait les désamorcer en claquant des doigts. Mais la justice ne fonctionne pas ainsi... I. L. - Sans doute passez-vous une grande partie de votre temps à résister aux pressions... M. T. - Personne n'est assez fou pour me téléphoner directement... Les « pressions » tiennent au …
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