Les Grands de ce monde s'expriment dans

ALLEMAGNE : CONFESSIONS D'UN ENFANT DU SIECLE

Entretien avec Hans-Dietrich Genscher, Ancien ministre allemand de l'Intérieur par Jean-Paul Picaper, responsable du bureau allemand de Politique Internationale.

n° 134 - Hiver 2012

Hans-Dietrich Genscher Jean-Paul Picaper - Monsieur Genscher, à l'exception d'Andreï Gromyko, qui vivait dans un autre système, vous avez été dans l'après-guerre, sinon au XXe siècle, le ministre qui est sans doute resté le plus longtemps à son poste. N'êtes-vous pas, vous-même, impressionné par ce record ? Hans-Dietrich Genscher - Il est vrai que je suis resté un bon bout de temps au gouvernement ! Vingt-trois ans, pour être exact : cinq ans à l'Intérieur et dix-huit aux Affaires étrangères. Mais quand je repense à ma carrière, je souligne surtout le fait que j'ai été le collaborateur de trois chanceliers : Willy Brandt, Helmut Schmidt et Helmut Kohl. J.-P. P. - De ces trois dirigeants, lequel vous a laissé la plus forte impression ? H.-D. G. - Tous trois ont été des chanceliers remarquables, chacun à sa façon. Je pense cependant que, d'un point de vue historique, c'est Brandt qui a joué le rôle le plus décisif, spécialement pour ce qui concerne l'évolution intérieure de la République fédérale. Il a significativement modernisé le pays (1). J.-P. P. - Vous êtes né en 1927. Vous avez donc connu la guerre et l'après-guerre. Ce fut l'époque de Churchill et de De Gaulle ; puis, plus tard, en Allemagne, celle de Theodor Heuss, le grand président libéral, et d'Adenauer, le chancelier de la réconciliation. De tels personnages existent-ils encore aujourd'hui ? Que sont les grands hommes devenus ? H.-D. G. - Je crois que chaque époque a ses grands hommes et que le jugement de l'Histoire diffère de celui des contemporains. Prenons l'Allemagne en exemple. Ses dirigeants actuels doivent remplir simultanément trois tâches. La première consiste à rassembler l'Allemagne à l'intérieur : amener deux moitiés qui ont des passés extrêmement différents à surmonter leurs différences. Deuxième tâche : faire en sorte que l'Europe ne se contente pas de maîtriser son élargissement, mais qu'elle s'adapte aussi à l'avenir. Troisième objectif : assurer que les Européens aient leur mot à dire dans la création d'un nouvel ordre mondial. Admettez qu'il s'agit d'un vaste défi et qu'il n'est pas aisé de dire, aujourd'hui, quels sont les dirigeants qui le relèvent le mieux. L'Histoire jugera, comme toujours ! En attendant, j'estime qu'il y a partout en Europe des personnalités d'envergure. J.-P. P. - Vous ne citez pas de noms... H.-D. G. - En effet. Je ne crains cependant pas de dire qu'il y a des femmes et des hommes qui m'impressionnent. Je peux même vous confier que je compte parmi eux la chancelière allemande et, aussi, l'actuel président français. J.-P. P. - Selon les sondages, les politiciens d'aujourd'hui ne sont plus populaires... et, pourtant, on attend tout d'eux ! Comment expliquer ce paradoxe ? H.-D. G. - Êtes-vous certain qu'il en allait autrement autrefois ? La réputation des politiciens n'a jamais été particulièrement bonne ! Naturellement, étant moi-même un politicien, je trouve cela injuste... Je sais bien à quel point il est difficile de faire ses preuves dans la société actuelle. J.-P. P. - À ce sujet, Helmut Kohl a récemment donné une interview qui a fait beaucoup de bruit. Il y reprochait au gouvernement allemand actuel de manquer de courage et de « tout voir en trop petit »... H.-D. G. - Pour tout vous dire, je n'ai vu aucun gouvernement, y compris le gouvernement Kohl, auquel un tel reproche n'ait été adressé ! J.-P. P. - Vous avez personnellement côtoyé bon nombre de grands leaders du passé : Mikhaïl Gorbatchev, Ronald Reagan, Deng Xiaoping, François Mitterrand... Si vous deviez reconnaître un mérite particulier à ces personnalités éminentes, quel serait-il ? H.-D. G. - Ces noms recouvrent un laps de temps considérable. Les hommes que vous citez n'avaient pas tous la même carrure et leurs actes n'ont pas tous été également remarquables. Pourtant, ils ont, chacun à son époque, pris des décisions d'une grande importance. Ces décisions n'étaient pas toutes positives - surtout pas celles de certains représentants de la partie communiste, que vous n'avez pas nommés -, mais elles ont eu une influence prépondérante sur le destin de la planète. Si nous vivons aujourd'hui dans un monde où tout est aussi étroitement entremêlé, où tous les pays dépendent les uns des autres, où aucun gouvernement ne peut plus prendre de décisions de façon unilatérale, c'est à l'action de ces hommes que nous le devons. J.-P. P. - Vous dites qu'aucun pays ne peut agir seul. Ce constat s'applique-t-il à l'Allemagne, en particulier au niveau européen ? H.-D. G. - Absolument. C'est un fait que la politique allemande doit toujours admettre. Nous sommes le pays du milieu de l'Europe. Nous sommes le pays qui a le plus de voisins. Ce n'est pas une position facile ! L'art allemand de la politique doit donc consister à mettre en oeuvre une politique de bon voisinage. Je ne vous apprends rien en disant que nous portons encore les stigmates des politiques de mauvais voisinages que nous avons pratiquées dans notre histoire. Le bon voisinage, en revanche, c'est ce que l'Europe doit arriver à faire en commun. L'Allemagne est le plus grand pays de l'UE. Mais aucun Allemand ne doit oublier qu'être plus grand ne donne pas plus de droits, mais plus de responsabilités. Pour une raison évidente : une faute qui serait commise par les Allemands aurait des effets plus durables qu'une faute qui serait commise dans un autre pays. Et je dirais même que des fautes de pays aussi grands ou presque aussi grands que l'Allemagne, mais qui ne sont pas situés au coeur de l'Europe, n'auraient pas autant d'effet que des fautes commises par l'Allemagne. C'est une responsabilité particulière que nous autres, Allemands, devons assumer et dont nous devons toujours être conscients. J.-P. P. - J'aimerais vous interroger sur la réunification allemande, dont vous avez été l'un des grands artisans. On sait que le président français de l'époque, François Mitterrand, n'y était, au départ, pas favorable. Comment avez-vous réussi à le convaincre de changer d'avis ? H.-D. G. - Je vais vous répondre. Mais, d'abord, je veux souligner une …