Les Grands de ce monde s'expriment dans

LE NOUVEAU VISAGE DE LA CAUSE TIBETAINE

Entretien avec Lobsang Sangay, Chef du gouvernement tibétain en exil depuis le 8 août 2011 par Marie Holzman, Sinologue et journaliste

n° 134 - Hiver 2012

Lobsang Sangay Marie Holzman - Vous venez d'être élu premier ministre de ce qui est dorénavant appelé l'Administration centrale tibétaine et non plus gouvernement tibétain en exil. Vous êtes le premier dirigeant tibétain laïque et né en exil. Comment êtes-vous arrivé à ce poste ? Lobsang Sangay - Je suis effectivement né en exil, en 1968. Je ne peux pas vous donner la date de mon anniversaire, car je ne la connais pas. Parmi mes compatriotes résidant en Inde, 25 % se disent nés le 10 mars, qui est la date anniversaire du soulèvement contre les Chinois à Lhassa, en 1959 ; 25 % le 15 août, date de l'indépendance de l'Inde ; 25% le 6 juillet, date de naissance du Dalaï Lama ; et seulement 25 % savent vraiment quand ils sont venus au monde. Mes parents ont fui le Tibet en 1959, la même année que le Dalaï Lama. Ils ont trouvé refuge dans un camp que les Indiens avaient mis en place pour nous accueillir. C'est là que j'ai grandi, entouré de mon père et de ma mère, de leurs trois vaches, d'une douzaine de poules et de moins d'un hectare de terre cultivable. Nous avons mangé du riz et de la soupe de lentilles tous les jours pendant mes dix premières années. Par la suite, mes parents ont vendu l'une de leurs vaches pour que je puisse rejoindre une école destinée aux enfants tibétains. Après avoir terminé mes études de droit à l'Université de New Delhi, j'ai obtenu une bourse d'études Fulbright pour approfondir mes connaissances à la faculté de droit de l'Université de Harvard. J'y travaillais toujours en tant que chercheur lorsque j'ai été élu Kalon Tripa - comme s'énonce mon titre en tibétain -, c'est-à-dire chef du gouvernement. Cette année, sa Sainteté le Dalaï Lama a, selon ses propres mots, « volontairement, avec joie et de son plein gré » transmis tous ses pouvoirs politiques à un dirigeant élu démocratiquement, transformant ainsi de façon fondamentale l'institution des dalaï lamas, vieille de 369 ans. La vision de sa Sainteté est celle d'une société tibétaine démocratique et laïque, qui soit autonome et perpétue le progrès social et politique. Cette décision visant à séparer l'autorité politique de l'autorité spirituelle exprime le message d'un dirigeant profondément soucieux du bien et de l'avenir de son peuple. C'est pourquoi mon élection constitue une véritable rupture et un renouveau historique pour notre peuple. M. H. - Les Tibétains, qui sont si attachés à leur chef spirituel, ont-ils bien ressenti cette décision ? L. S. - À vrai dire, la rupture ne s'est pas faite du jour au lendemain ! C'est le fruit d'un très long processus. Le Dalaï Lama l'a enclenché dès 1963 en insistant pour que soit inscrit dans la Constitution le fait qu'il puisse être lui-même poursuivi en justice en cas de manquement à ses fonctions. Cette démarche a provoqué des cris d'horreur dans la population tibétaine, mais la décision a fini par être votée : ainsi, le chef spirituel des Tibétains cessait d'être au-dessus des lois. En 1991, il a demandé une extension des pouvoirs du Kashag (notre gouvernement) et l'élection de ses membres. Et, en 2001, le Kalon Tripa a été directement élu pour la première fois. Il s'agissait de Samdong Rimpoche, un grand Lama, qui reste encore très proche du Dalaï Lama à ce jour. Maintenant, j'ai été élu Kalon Tripa, et je suis un simple laïc. Vous le voyez : ce projet à très long terme est parvenu à maturité. Et pourtant, lorsque, le 8 août 2011, au cours de ma cérémonie d'investiture, le Dalaï Lama a annoncé qu'il renonçait à tous ses pouvoirs politiques, sa décision a représenté un grand choc pour tout le monde. Nous pensions travailler pour et avec lui, mais cela n'entrait pas dans ses projets. Il nous a dit qu'il ne souhaitait pas rester à la tête du pouvoir à vie, car il n'était pas un monarque - et la preuve, c'est qu'il n'avait pas de reine ! Mais j'ai surtout été ému lorsqu'il m'a pris dans ses bras et serré contre lui à l'issue de mon discours : le Dalaï Lama embrassait littéralement le changement et l'accueillait avec chaleur. Ce faisant, il m'enjoignait, en quelque sorte, de poursuivre son programme de démocratisation et de sécularisation de notre société. Il ne s'est pas pour autant complètement détaché de la tradition puisqu'il m'a remis un sceau sacré, symbole du pouvoir politique depuis 1642. Ce sceau, gravé pour le septième Dalaï Lama, a été transmis durant toute cette longue lignée, et a suivi notre chef spirituel au cours de son exil. J'en suis maintenant le dépositaire et je me sens doublement légitimé : par les urnes et par la continuité historique. Soit dit en passant, les dirigeants chinois, eux, n'ont jamais acquis ce genre de légitimité ! M. H. - Comment votre élection s'est-elle déroulée ? Je suppose que les Tibétains qui résident à l'intérieur des frontières de la Chine n'ont pas pu participer au vote ? L. S. - Effectivement, seuls les Tibétains de la diaspora ont pu prendre part au scrutin. Or cette diaspora d'environ 145 000 personnes au total s'étend sur plus de trente pays différents ! Nous n'avons pas d'État ; et, pourtant, le vote s'est déroulé dans la plus parfaite régularité, même si les conditions ont parfois été très spéciales. Au Ladakh, par exemple, où résident de nombreux Tibétains en exil, il a fallu aller à la rencontre des électeurs en transportant les urnes à dos de yack au-delà des cols de l'Himalaya. Des nomades sont descendus des hauts sommets pour voter, puis les urnes sont reparties dans de véritables tempêtes de neige. Au même moment, dans le sud de l'Inde, d'autres Tibétains participaient au vote par des températures supérieures à 40 degrés ! J'ai fini par récolter 27 051 voix, soit 55 % de l'ensemble des 49 000 votants (2). Je tiens à signaler que les deux autres candidats étaient et sont restés mes amis (3). Mieux encore, …