Les Grands de ce monde s'expriment dans

RUSSIE : L'EMPIRE DE L'ARBITRAIRE

Entretien avec Bill Browder, Co-fondateur et directeur exécutif du fonds d'investissement Hermitage Capital Management par Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique

n° 134 - Hiver 2012

Bill Browder Galia Ackerman - Comment avez-vous eu l'idée de vous lancer dans le business en Russie ? Bill Browder - Je dois avouer que ma décision de faire des affaires en Russie a été plus émotionnelle que rationnelle ! Il se trouve que j'ai grandi dans une étrange famille de communistes. Mon grand-père était le secrétaire général du Parti communiste américain avant la Seconde Guerre mondiale (1). Ma grand-mère, d'origine russe, était une intellectuelle, et tous leurs fils sont devenus mathématiciens. Mon père était un mathématicien de très haut niveau ; c'était aussi un communiste qui a pas mal souffert du maccarthysme. C'est pourquoi, lorsque dans mes jeunes années je suis entré dans une phase de rébellion, j'ai trouvé le moyen de causer la plus grande souffrance qui soit à mes parents : j'ai décidé de mettre un costume et une cravate et de devenir un homme d'affaires ! G. A. - C'est une chose que de devenir un homme d'affaires aux États-Unis ; c'en est une tout autre que de plonger dans le monde chaotique du business russe ! B. B. - Il y a eu un enchaînement de circonstances. Tout en poursuivant mes études à la Stanford Business School, je réfléchissais à la voie que je voulais emprunter. De nombreuses sociétés envoyaient leurs représentants sur notre campus pour nous présenter leur travail et nous recruter. Mais leurs discours n'éveillaient aucun intérêt chez moi. Je ne me sentais pas concerné par les grandes entreprises industrielles ou les grandes banques qui venaient « chasser » leurs futures recrues à Stanford. Un jour, j'ai dit à un ami que je ne savais pas quelle carrière choisir. Il m'a répondu que je devais trouver quelque chose de très personnel - réfléchir à mon histoire familiale, par exemple. J'ai obtenu mon diplôme en 1989. Le mur de Berlin venait de tomber. Et, subitement, j'ai su ce que j'avais à faire : mon grand-père était le communiste numéro un aux États-Unis... Eh bien, moi, je deviendrais le plus grand capitaliste d'Europe de l'Est ! G. A. - Comment avez-vous débuté ? B. B. - En 1989, je me suis installé à Londres et j'ai commencé à travailler pour Boston Consulting Group (une société américaine). J'ai été envoyé en Pologne, en tant que conseiller de la Banque mondiale, dans une petite ville située à la frontière ukrainienne. Un beau matin, j'ai jeté un coup d'oeil au journal que lisait mon interprète. J'ai vu que des pages entières étaient remplies de chiffres. Il m'a expliqué qu'il s'agissait d'une liste de bons de privatisation polonais. Avec l'aide de cet interprète, j'ai compris que le gouvernement de Varsovie vendait des sociétés d'État pour un prix correspondant à la moitié du bénéfice qu'elles avaient réalisé l'année précédente. En théorie, si l'on achetait une société à ce prix-là, on rentrait dans ses frais en six mois ! Il m'a semblé qu'il y avait d'excellentes affaires en perspective... À cette époque, j'avais 4 000 dollars d'économies. Avec cette somme, je suis allé au bureau de poste le plus proche. J'ai rempli tous les formulaires nécessaires pour participer à la première privatisation de toute l'Europe de l'Est. Et figurez-vous que, en un an, le prix de ces actions a été multiplié par dix ! C'est alors que j'ai compris ce que je ferais au cours des années suivantes : j'allais investir dans les actions des entreprises en voie de privatisation en Europe de l'Est. G. A. - Et au début des années 1990, la Russie s'est jetée à son tour dans la privatisation... B. B. - En effet. En 1992, le gouvernement russe a lancé un programme de privatisations de masse en distribuant des « vouchers » (2) à la population. J'ai fait un calcul simple : il y avait 150 millions de vouchers au total, ce qui correspondait au nombre de citoyens russes. À Moscou, on pouvait les vendre et les échanger librement au prix de 20 dollars pièce. Dans les provinces, c'était encore moins cher : les gens les vendaient souvent pour une bouteille de vodka ! Mais même si l'on ne considérait que les prix pratiqués à Moscou, on arrivait à une somme totale de 3 milliards de dollars sur le marché. Et ces vouchers pouvaient être échangés contre des actions des grandes entreprises - sachant qu'environ 30 % de chaque entreprise pouvaient être privatisés. La valeur totale de l'économie russe était donc évaluée à seulement 10 milliards de dollars - et cela, alors que le pays avait d'énormes réserves de gaz, de pétrole, de métaux précieux et j'en passe ! C'était une occasion absolument unique. Je travaillais à l'époque pour Salomon Brothers, une grande banque d'investissement américaine qui n'existe plus aujourd'hui. J'ai expliqué la situation aux dirigeants de la banque, et je leur ai proposé d'investir gros en Russie. G. A. - Comment ces investissements se déroulaient-ils ? On pouvait vraiment échanger n'importe quel voucher contre n'importe quelle action ? B. B. - En 1993, quand je me suis lancé dans ce processus, tout était très chaotique. Par exemple, le gouvernement russe annonçait que 5 % des actions d'une société pétrolière donnée étaient mis aux enchères. On ne vous informait ni sur la valeur globale estimée de l'entreprise, ni sur le niveau de sa production, ni sur ses dettes, etc. Et le prix de départ des actions n'était pas précisé. Tout dépendait du nombre de personnes intéressées et du prix qu'elles étaient disposées à payer. Il m'est arrivé d'être l'unique acheteur et d'empocher 5 % d'une entreprise importante en échange d'un seul voucher ! Mais s'il y avait un million d'acheteurs, on divisait les 5 % d'actions de ladite entreprise entre ce million de prétendants. Bien sûr, peu de gens « normaux » auraient participé à une aventure pareille ; mais je me suis dit qu'avec des prix aussi ridiculement bas, il n'y avait pas moyen de perdre. Sauf si, par la suite, le pouvoir décidait de renationaliser les entreprises... Disons que c'était un risque à courir. Alors, fin …