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SYSTEME POUTINE : LE DEBUT DE LA FIN

Entretien avec Andreï Piontkovski, Écrivain, politologue et homme politique russe par Carina Stachetti, Analyste politique

n° 134 - Hiver 2012

Carina Stachetti - Le film des événements s'est brutalement accéléré en Russie au terme du simulacre d'élections qui s'est tenu le 4 décembre 2011. Le 10 et surtout le 24 décembre, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester. Que s'est-il passé? Andreï Piontkovski - Deux événements majeurs ont brutalement accru la défiance et le dégoût qu'éprouvaient de plus en plus, ces dernières années, les élites et le reste de la société à l'égard du régime. Il y eut, d'abord, le marché honteux intervenu entre Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev, le 24 septembre 2011, lors du congrès de Russie unie, ce faux parti politique qui rassemble les notables. Ce jour-là, Poutine s'est, de fait, proclamé dictateur à vie. Cette opération de « swap » qui a consisté à annoncer publiquement une permutation des postes de président et de premier ministre entre Poutine et Medvedev s'est révélée profondément choquante. Elle a marqué les esprits. Sans surprise, les réactions sur Internet ont été immédiates et explosives. Elles ne sont pas restées confinées aux seuls médias d'opposition : elles se sont exprimées aussi sur des sites qui figurent parmi les plus fréquentés. La deuxième explication, c'est l'ampleur des fraudes qui ont entaché le scrutin législatif du 4 décembre 2011. Ces manipulations sont sans précédent, y compris pour la période Poutine. Selon les évaluations de divers observateurs indépendants, les falsifications en faveur du « parti des escrocs et des voleurs », comme on surnomme Russie unie, représentent de 15 à 20 % des suffrages. Et ces irrégularités ont souvent été enregistrées au moyen de téléphones portables. De très nombreux électeurs ont filmé des vidéos au contenu révoltant et choquant, dont la diffusion a été multipliée à l'infini sur la toile, en particulier via les réseaux sociaux et YouTube. Et je ne parle même pas du fait que les manoeuvres du pouvoir avaient commencé avant le jour du scrutin puisque les autorités avaient refusé d'autoriser neuf partis d'opposition à y participer (1). Ces deux erreurs stratégiques (24 septembre et 4 décembre 2011) ont eu pour effet de rendre le régime illégitime aux yeux de la société et l'ont tourné en ridicule. Dans ce contexte, l'élection présidentielle prévue pour le 4 mars 2012 est devenue une étape périlleuse pour le pouvoir... C. S. - Vladimir Poutine est-il vraiment affaibli ? A. P. - La nouvelle configuration politique l'a affecté, c'est indéniable. Souvenez-vous de sa mine dépitée dès le soir du dépouillement des votes, lorsqu'il est apparu devant les caméras de télévision. Il savait que les positions de Russie unie, dont il est le leader sans pourtant en être formellement membre, s'érodaient. Il avait même essayé de mettre en place, en mai 2011, un « Front populaire » qui s'est révélé assez pitoyable (2). Pourtant, il ne pensait pas que le fameux « parti du pouvoir » recueillerait si peu de suffrages le 4 décembre ! En fait, Russie unie a obtenu de l'ordre de 25 à 30 % des voix au niveau national. Rien à voir avec les 49,31 % annoncés à l'issue du scrutin par Vladimir Tchourov, le président de la Commission électorale centrale, et officiellement validés dès la matinée du 10 décembre 2011. Quant au taux de participation, il a vraisemblablement été d'environ 50 % seulement, soit inférieur de près de dix points à celui qui figure dans les résultats rendus publics ! Sur le fond, dans le coeur et l'esprit des électeurs russes, de l'establishment et d'une partie des intellectuels, le poutinisme a déjà subi une défaite cuisante. Il ne s'agit plus maintenant que d'une question de temps pour que sa défaite prenne tout son sens politique. Et ce temps, d'après moi, ne devrait pas être long. Regardez : en l'espace de quelques jours seulement en décembre, l'ampleur de la contestation a été phénoménale. Et le 24 décembre 2011, à Moscou, les manifestants sont descendus sur l'avenue Sakharov non seulement pour revendiquer l'organisation de nouvelles élections législatives mais, surtout, pour appeler à la démission de Poutine en scandant : « La Russie sans Poutine ! » L'accélération est nette. C. S. - Voulez-vous dire que Poutine n'est pas assuré, à ce stade, d'être élu dès le premier tour en mars 2012 ? A. P. - Il est difficile d'imaginer que cet homme qui accapare le pouvoir depuis plus de douze ans et qui s'est, de fait, proclamé dictateur à vie en septembre 2011 ne puisse être élu dès le premier tour de la présidentielle... Cependant, une telle tournure des événements ne saurait être totalement écartée. Certaines rumeurs évoquaient encore, début décembre, l'option d'un ajournement de l'échéance électorale de mars 2012. D'après ce scénario, Poutine pourrait écarter Medvedev de la présidence, ce qui lui permettrait d'être désigné automatiquement, en vertu des dispositions de la Constitution, président par intérim. Il serait ainsi assuré de limiter le risque d'une défaite dans les urnes - un risque qui n'a probablement jamais été aussi élevé. C. S. - Disposez-vous de chiffres qui permettent d'évaluer le processus d'érosion de la confiance que la population voue aux autorités et au régime ? A. P. - Compte tenu des manipulations de chiffres, exercice auquel les autorités russes ont pris goût de longue date, et au vu de l'accélération des événements dont nous sommes les témoins directs, il est difficile de prendre appui sur des données chiffrées qui viendraient, précisément, fixer telle ou telle tendance. Cependant, à titre d'illustration, on peut citer les résultats d'un sondage réalisé par l'institut VTSIOM les 10-11 décembre 2011, c'est-à-dire au moment même où se déroulaient les premières manifestations de protestation de grande ampleur. Cette étude d'opinion donnait seulement 42 % des suffrages à Poutine au premier tour (3). Mais surtout, sur ce même sujet, on pourra se reporter utilement à la lecture d'une étude détaillée (en deux volets), publiée d'abord au printemps puis complétée à l'automne 2011 par le Centre d'études stratégiques - un organisme gouvernemental qui s'attache à décrypter l'actuelle crise politique et à en évaluer l'impact. Car cette crise …