Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'ARGENTINE DES KIRCHNER

Entretien avec Beatriz Sarlo par Pauline Damour, Correspondante du magazine Challenges pour l'Amérique latine

n° 135 - Printemps 2012

Pauline Damour - Comment expliquez-vous le succès du kirchnérisme en Argentine ? Est-il essentiellement lié à ce qu'on appelle ici « el viento de cola », la formidable croissance économique tirée du boom des matières premières dont le pays regorge, ou s'agit-il d'un réel « modèle argentin » basé sur la reconstruction du politique après la débâcle de 2001 ? Beatriz Sarlo - Le kirchnérisme, courant populiste de centre gauche né avec l'accession de Nestor Kirchner à la présidence de l'Argentine en 2003, repose sur le soutien quasi indéfectible de la classe populaire et ouvrière, affiliée historique du péronisme et du parti justicialiste (3) au pouvoir. Ce noyau dur représente un bon quart de l'électorat argentin. Et c'est logiquement celui qui a le plus bénéficié de la politique de redistribution des richesses mise en place par Nestor Kirchner entre 2003 et 2007, puis par sa femme Cristina, qui lui a succédé à la Casa Rosada. Les époux ont en effet envoyé paître les économistes libéraux en mettant en oeuvre des mesures de redistribution qu'avaient supprimées leurs prédécesseurs. À commencer par Carlos Menem (1989-1999). Ce revirement était fondamental étant donné la détérioration sociale de l'Argentine après quatre années de récession économique (1998-2001). Le pays était exsangue : un quart de ses habitants était au chômage, près de la moitié vivait sous le seuil de pauvreté. En réalité, c'est Eduardo Duhalde, président péroniste par intérim entre 2002 et 2003 et parrain politique de Nestor Kirchner, qui avait donné le coup d'envoi en créant le plan Jefes y Jefas de Hogar (plan Chefs de famille), un système d'allocations chômage pour les ménages les plus pauvres. Ces plans d'aide sont gérés pour la plupart de manière clientéliste, comme c'est souvent le cas en Argentine. Ils sont entre les mains du caudillo provincial, du conseiller municipal ou du « puntero » (chef de quartier) et autres affiliés du parti qui les distribuent en échange de « faveurs » politiques. Ils ne sont ni universels ni automatiques - à l'exception de l'allocation familiale, Asignacion Universal por Hijo, créée par Cristina Kirchner en octobre 2009 sur le modèle du programme « Bolsa familia » au Brésil et qui a permis d'améliorer le niveau de vie de près de 2 millions de familles à bas revenu. P. D. - Le soutien des classes populaires explique-t-il tout ? B. S. - Non, en effet. À partir de 2004, l'envolée de la croissance liée essentiellement à l'explosion mondiale des cours du soja (l'Argentine est le premier exportateur mondial d'huile et de farine de soja) a permis au gouvernement de rallier la classe moyenne urbaine. Cette classe moyenne, qui était descendue dans la rue en 2001 en tapant sur des casseroles et en criant aux dirigeants politiques « que se vayan todos » (qu'ils partent tous), n'imaginait pas qu'elle retrouverait aussi rapidement son pouvoir d'achat et son travail. Deux ans à peine après qu'elle fut frappée de plein fouet par la crise la plus grave de l'histoire du pays, Nestor Kirchner lui annonçait : « Nous sommes sortis de l'Enfer et nous entrons au Purgatoire. » On ne peut pas comprendre le succès des Kirchner sans se replonger dans l'année 2002 : à l'époque, une grande partie des Argentins qui disposaient de revenus moyens se sont retrouvés au chômage, sans épargne après la dévaluation du peso, certains même totalement ruinés et obligés d'aller mendier dans la rue. Aujourd'hui, il est intéressant d'observer que pratiquement tous ceux qui possèdent le baccalauréat ont un emploi. P. D. - La politique de relance par la consommation menée par le gouvernement kirchnériste - saluée par le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz - semble donc avoir porté ses fruits ? B. S. - Elle a permis de sortir des millions d'Argentins de la pauvreté et de leur donner accès à l'éducation et à la santé. C'est indéniable. Le problème, c'est qu'il s'agit d'une politique de courte vue. Elle dépend d'une monoculture : le soja. Et d'un seul pays acheteur : la Chine. Le jour où les Chinois arrêteront de nourrir leurs animaux avec du soja, le gouvernement n'aura plus les moyens de financer ses plans de protection sociale. Des failles apparaissent déjà avec la hausse de l'inflation (4), qui atteint aujourd'hui 25 % par an selon les économistes indépendants et qui oblige l'exécutif à réduire les subventions publiques pour l'eau, le gaz, l'électricité et les transports. Très peu d'investissements structurels ont été réalisés malgré les neuf années de croissance. Pas un mètre de voie de chemin de fer n'a été construit, par exemple. Le terrible accident de train à Buenos Aires en février - qui a coûté la vie à 51 personnes et en a blessé plus de 700 - en est la désastreuse conséquence. Depuis son défaut de paiement de 2001 - 100 milliards de dollars -, le pays n'a plus accès au crédit international dont il aurait besoin pour financer ses programmes d'investissements. Il n'a toujours pas réglé sa dette au Club de Paris - près de 9 milliards de dollars. Il serait impossible aujourd'hui d'imaginer la création d'un puissant groupe énergétique national sur le modèle de Petrobras au Brésil. Le pays souffre, au contraire, d'une pénurie d'essence de plus en plus préoccupante. Bref, le kirchnérisme est un « modèle maison » de bien-être : le « Bienestar a la criolla ». Chaotique, clientéliste, corrompu, mais qui parvient à régler un certain nombre de problèmes. Comme ce fut le cas des deux premiers gouvernements de Juan Domingo Peron (1946-1952 et 1952-1955). P. D. - En 2003, lorsque Nestor Kirchner arrive à la Casa Rosada, élu avec à peine 22 % des voix, c'est un parfait inconnu pour la plupart des Argentins. Comment expliquez-vous son incroyable ascension politique ? B. S. - Lorsqu'il accède à la présidence en 2003, Nestor Kirchner est effectivement un obscur gouverneur de la province de Santa Cruz, en Patagonie, aux marges de l'Argentine. Il est élu presque par défaut, grâce au désistement au second tour de l'ex-président libéral Carlos Menem. …