Les Grands de ce monde s'expriment dans

LE « SYSTEME POUTINE »

Entretien avec Tania Rakhmanova par Natalia Rutkevich, journaliste indépendante, spécialiste de l'espace post-soviétique.

n° 135 - Printemps 2012

Tania Rakhmanova Natalia Rutkevich - Selon les données officielles, Vladimir Poutine a obtenu 63,6 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle. Ce résultat reflète-t-il vraiment l'opinion des électeurs russes ? Tania Rakhmanova - À mon avis, le score de Poutine a été artificiellement gonflé. Les résultats fournis par la Ligue des électeurs - un organisme russe indépendant qui se consacre à la surveillance des élections - sont beaucoup plus crédibles. D'après la Ligue, le nouveau président aurait recueilli non pas 63 % mais 53 % des suffrages. Il faut noter que ce chiffre coïncide avec celui de la présidentielle de mars 2000, quand Poutine avait été élu pour la première fois. On peut présumer qu'il correspond au pourcentage, assez stable, de Russes qui font par définition confiance au pouvoir et qui votent pour le candidat du système quoi qu'il arrive. Le problème, c'est que, à la différence de 2000, les données de 2012 ont été significativement « embellies »... N. R. - Pourquoi le pouvoir a-t-il souhaité procéder à cet « embellissement » ? Était-ce vraiment nécessaire ? T. R. - Il est vrai que Poutine aurait sans doute gagné dès le premier tour, même sans falsifications ; mais lui-même et son entourage souhaitaient obtenir un résultat proche de son meilleur score, celui de 2004. Cette année-là, il avait été réélu, toujours au premier tour, avec pas moins de 71 % des voix ! En 2008, il avait cédé son poste à Medvedev. Pour son grand retour au Kremlin, il voulait donc frapper fort et retrouver un score impressionnant. D'autre part, Poutine tenait à tout prix à éviter un second tour. Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, en dépit de son image martiale, ce n'est pas un combattant. Il déteste les débats contradictoires. Il a toujours refusé de se confronter à ses adversaires politiques. Il ne sait pas argumenter, ce n'est pas un bon orateur... Il veut gagner, certes, mais sans livrer bataille. C'est pourquoi le pouvoir a mis en branle la puissante machine administrative. Les élections législatives de décembre 2011 avaient servi d'avertissement aux dirigeants locaux : ceux d'entre eux qui n'avaient pas fait en sorte que le parti dirigeant, Russie unie, obtienne 55 % ou 60 % des voix ont été limogés (2). Par conséquent, cette fois-ci, ils ont mis le paquet... Et les observateurs, exceptionnellement nombreux en Russie, ont pu relever de nombreuses fraudes (3). J'ajoute que ces fraudes ne sont pas toutes visibles à l'oeil nu : on peut non seulement bourrer les urnes, mais aussi modifier les protocoles ou falsifier les calculs finaux, loin des regards... N. R. - Pourtant, l'opposition a réagi à ces fraudes avec moins de virulence qu'à celles commises lors des élections législatives de décembre. Il y a, certes, eu des manifestations, mais elles ont été de moindre envergure que trois mois auparavant. Le mouvement protestataire est-il en train de s'essouffler ? Les Russes seraient-ils en train de revenir à une sorte de léthargie politique ? T. R. - Je ne crois pas que les Russes vont de nouveau sombrer dans la profonde apathie qui a longtemps été la leur. Le mécontentement grandit et - fait important - il n'est pas lié seulement aux falsifications électorales. Un très grand nombre de citoyens sont déçus et irrités par la situation actuelle du pays (spécialement par l'omniprésence de la corruption). Après les manifestations de cet hiver, ils ont compris qu'ils n'étaient pas seuls, qu'ils étaient des centaines de milliers. Cette prise de conscience leur donne l'énergie de continuer à protester. Ils ne vont pas nécessairement aller manifester tous les jours mais ils continueront d'exprimer leur position civique dans leur ville, leur quartier, leur entreprise... N. R. - Les manifestations qui ont suivi les élections de décembre ont-elles sérieusement inquiété les autorités ? Comment ont-elles réagi ? T. R. - Ce qui est sûr, c'est que les autorités ont été prises au dépourvu ; mais elles n'ont pas été les seules ! L'ampleur des protestations a surpris tout le monde, y compris les manifestants eux-mêmes. L'onde de choc a même été répercutée dans les médias : après les rassemblements de décembre, on a vu à la télévision quelques représentants de l'opposition hors système - c'est-à-dire des personnalités critiques à l'égard du pouvoir mais n'appartenant pas aux partis de l'opposition officielle comme le parti communiste ou le LDPR de Jirinovski -, chose pratiquement inimaginable au cours des dix années précédentes. La première réaction de Poutine a été particulièrement parlante. C'est bien simple, il était complètement à côté de la plaque ! Il a fait quelques blagues très déplacées (4) et, globalement, il n'a pas du tout saisi la nature et l'ampleur des événements. Rappelez-vous : il a affirmé que les manifestations étaient orchestrées par la secrétaire d'État américaine Hillary Clinton, ce qui est absurde ! Il a prétendu que les participants à ces défilés avaient été payés par les Américains. Or il suffit de voir les têtes de ces gens - principalement des représentants des classes moyennes et supérieures, des jeunes gens bien mis, qui gagnent sans doute très correctement leur vie - pour comprendre qu'ils n'ont pas besoin qu'on leur offre 500 roubles pour aller manifester. En revanche, on ne peut pas en dire autant de ceux qui battaient le pavé en faveur de Poutine ! Comme vous le savez, le pouvoir a organisé des contre-manifestations visant à soutenir son candidat. Seulement, les personnes mobilisées pour l'occasion étaient, de toute évidence, sommées de venir et stimulées financièrement (5). Il n'y a là rien de nouveau : dans notre pays, les rassemblements en faveur des autorités ont toujours été orchestrés d'en haut. N. R. - Poutine n'a-t-il cependant pas fini par réagir d'une façon plus constructive ? T. R. - Si. Il a compris que la situation avait un peu changé et qu'il devait s'impliquer plus sérieusement dans sa campagne. C'est pourquoi il s'est mis à publier dans la presse des articles qui détaillaient son programme. Il en a fait paraître toute une série, à intervalles …