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L'EXCEPTION JORDANIENNE

Entretien avec Sa majeste Abdullah II de Jordanie, Roi de Jordanie depuis 1999. par Frédéric Encel, docteur en géographie géopolitique, maître de conférences HDR en questions internationales à Sciences-Po Paris, fondateur et animateur des Rencontres internationales géopolitiques de Trouville.

n° 135 - Printemps 2012

Sa majeste Abdullah II de Jordanie Frédéric Encel - Majesté, entrons dans le vif du sujet : la déstabilisation du régime de Bachar al-Assad ne risque-t-elle pas de mettre en péril la sécurité de la frontière nord de la Jordanie ? Abdallah de Jordanie - À l'heure actuelle, il est impossible de prévoir l'issue de la crise syrienne. Malheureusement, le sang pourrait bien continuer de couler... L'imprédictibilité de la situation a évidemment des implications sérieuses pour la sécurité de la Jordanie, à commencer par le contrôle des frontières. Notre frontière nord est sécurisée, mais nous sommes conscients que la situation peut empirer et s'embraser à tout moment. En tout cas, nous éprouvons déjà les effets de la crise au niveau économique : la majeure partie de nos exportations et de nos importations avec le Liban, la Turquie et l'Europe transitaient par le territoire syrien. En outre, jusqu'au déclenchement de la crise, la Syrie absorbait à elle seule presque un tiers de nos exportations de fruits et légumes. Mais ce qui me préoccupe tout particulièrement, c'est la situation humanitaire. Et je peux vous assurer que tous les Jordaniens partagent ma préoccupation. Vous n'êtes pas sans savoir que les Jordaniens et les Syriens entretiennent des liens étroits - et cela, pas seulement du point de vue culturel et économique, mais aussi familial. Nous fournissons une assistance médicale aux réfugiés syriens et nous avons déjà inscrit environ cinq mille enfants syriens dans nos écoles. Nous nous préparons du mieux que nous le pouvons à une éventuelle catastrophe humanitaire. Nous mettons en place des camps dotés de toutes les infrastructures nécessaires ; nous travaillons de concert avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ; et nous avons chargé la Jordan Hashemite Charity Organization de coordonner les opérations d'aide. Mais si une urgence humanitaire de grande ampleur survenait, nous aurions besoin d'un soutien massif de la part de la communauté internationale. Je vous rappelle que nous avons dû affronter une crise très sévère quand près de 700 000 Irakiens se sont réfugiés en Jordanie. Nos infrastructures - de distribution d'eau comme d'accueil des écoliers - avaient alors été exploitées jusqu'à leur extrême limite. Sans oublier que le prix des logements et des biens de première nécessité avait explosé. F. E. - À l'est, l'Irak peine également à trouver la stabilité. La rivalité entre les chiites et les sunnites ne cesse de croître. En tant que descendant direct du Prophète, croyez-vous que la réconciliation entre ces communautés est possible en Irak, mais aussi au Liban et au Pakistan ? A. de J. - La réconciliation est toujours possible. L'islam professe la réconciliation, à commencer par celle des musulmans. Le Saint Coran dit : « Les croyants ne sont-ils pas des frères ? Établissez la concorde entre vos frères, et craignez Dieu, afin qu'on vous fasse miséricorde » (sourate 49, verset 10). La région et la communauté internationale dans son ensemble ont besoin d'un Irak stable et prospère. Pour y parvenir, nous devons tous soutenir le processus de réconciliation et de nation-building. Comme vous le soulignez, l'Irak n'est pas le seul pays dont les habitants doivent être réconciliés. En vérité, c'est la totalité du Moyen-Orient qui doit progresser vers une nouvelle ère - une ère fondée sur la citoyenneté et l'identité nationale, et non sur des affiliations sectaires. L'Histoire regorge de conflits confessionnels et sectaires qui ont déchaîné la misère et la guerre non seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Europe, en Asie et ailleurs. Il est temps que les gens de notre région fassent le choix de la prospérité, du progrès et de la citoyenneté responsable. Il est temps qu'ils dépassent toutes ces divisions générées par d'anciennes injustices et exploitées, inévitablement, par les ennemis de la paix et de la stabilité. Le « printemps arabe », c'est aussi cela : le renouvellement des identités nationales et l'émergence d'un sentiment d'appartenance fondé sur une nouvelle relation entre l'État et les gens, et entre les gens eux-mêmes. C'est pourquoi, aujourd'hui, les Égyptiens s'interrogent sur ce que signifie « être égyptien » tandis que les Libyens se demandent ce que recouvre le fait d'« être libyen ». Et nous aussi, en Jordanie, nous redécouvrons nos atouts - des atouts qui résident dans notre diversité et dans notre capacité à mettre en oeuvre des changements pacifiques et progressifs afin d'atteindre nos buts. F. E. - Vous avez mentionné ce vaste mouvement de protestation connu sous le nom de « printemps arabe ». Comment expliquez-vous que ce soulèvement n'ait pas touché la Jordanie ? A. de J. - Je n'irai pas jusqu'à dire que le printemps arabe n'a eu aucune incidence sur la Jordanie. Nous ne sommes pas coupés du monde ! Il est vrai, cependant, que depuis le départ nous avons vécu le printemps arabe d'une autre façon que la plupart de nos voisins. En fait, nous y avons vu une chance de faire progresser le pays. Nous avons été témoins de très nombreuses manifestations en Jordanie et nous avons écouté les demandes du peuple. Pour nous, le printemps arabe a été une merveilleuse occasion d'appliquer une réforme politique qui s'imposait depuis longtemps mais qui ne pouvait pas être mise en oeuvre plus tôt à cause de la résistance de certains cercles à l'intérieur du pays. Nous avions déjà, dès l'an 2000, fait de grands progrès en termes de restructuration économique : nous sommes devenus le premier pays arabe à conclure un traité de libre-échange avec les États-Unis et nous avons passé des accords similaires avec plusieurs autres pays, sans même parler de notre accord d'association avec l'UE. Par ailleurs, nous avons libéralisé des secteurs clés, notamment les télécommunications, et élaboré une législation propice aux investissements. Tous ces efforts visaient à créer les emplois et la croissance nécessaires à l'émergence d'une classe moyenne active et confiante qui pourrait constituer, à l'avenir, la base de notre vie économique et politique. Pour moi, il a toujours été clair que notre programme, ambitieux et global, de réformes économiques devait être complété par une réforme politique tout …