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POUR EN FINIR AVEC LA CRISE

Entretien avec Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Luxembourg depuis 1995, par Luc Rosenzweig et Yacine Le Forestier, Journaliste

n° 135 - Printemps 2012

Jean-Claude Juncker

Yacine Le Forestier et Luc Rosenzweig - Monsieur Juncker, vous achèverez en juin 2012 votre mandat de président de l'Eurogroupe, une instance que vous présidez sans discontinuer depuis 2005. Avez-vous le sentiment que la crise est désormais derrière nous ?

Jean-Claude Juncker - Malheureusement, non. En matière de régulation financière, il reste bien des choses à faire au niveau à la fois international et européen. Quant à la Grèce, elle continuera certainement à nous occuper au-delà de l'été.

Y. L. F. et L. R. - Ne pensez-vous pas, néanmoins, que la tempête s'éloigne ?

J.-C. J. - Vous avez raison : de très nombreuses mesures ont été prises ces deux dernières années, avec une célérité remarquable par rapport aux lenteurs européennes habituelles. On nous reproche parfois d'avoir réagi tardivement, mais, lorsqu'on fait le bilan des vingt-quatre derniers mois, je ne suis pas insatisfait du contenu et du rythme de nos décisions. La mise en place du Fonds européen de stabilité financière, celle du Mécanisme permanent de stabilité (1), la révision du traité de l'Union européenne (2), l'accord sur un traité intergouvernemental de stabilité budgétaire (3), l'adoption de deux programmes pour la Grèce, d'un programme pour le Portugal et d'un autre pour l'Irlande (4) : avouez que le résultat est impressionnant ! J'ajoute que toutes ces mesures auraient été impensables il y a deux ans.

Y. L. F. et L. R. - La Grèce a été sauvée in extremis du défaut de paiement. Mais le pays est-il réellement en mesure de remplir les objectifs qui lui ont été fixés ?

J.-C. J. - Ce sera évidemment très difficile. On demande au gouvernement grec de faire quasiment l'impossible en matière de consolidation des finances publiques. Et, parallèlement, on lui impose d'engager des réformes structurelles dont les conséquences sont très pénibles à vivre pour les personnes concernées. Je note que, depuis quelques mois, on constate l'émergence d'une nouvelle vertu en Grèce puisque les deux grands partis politiques - le PASOK, le parti socialiste, et les conservateurs de la Nouvelle Démocratie - se sont approprié le processus de réformes.

Y. L. F. et L. R. - Le défaut de paiement « désordonné » de la Grèce et sa sortie de l'euro sont présentés comme un scénario catastrophe. Mais l'exemple de l'Argentine ne devrait-il pas faire réfléchir ? Face à une situation comparable, dans les années 2000, Buenos Aires n'a pas hésité à supprimer la parité entre le peso et le dollar, à dévaluer de 70 % et à décréter le non-remboursement d'une grande partie de sa dette. Aujourd'hui, le pays s'est redressé. Pourquoi ce qui a été bon pour l'Argentine ne le serait-il pas pour la Grèce ?

J.-C. J. - Parce que la Grèce est membre d'une Union monétaire, ce qui n'était pas le cas de l'Argentine ! Il n'y a pas d'expérience historique qui pourrait guider nos pas en la matière. Nous sommes la première véritable Union monétaire qui ait jamais existé, et nous ne savons pas quelles seraient les conséquences de la sortie volontaire d'un État membre. Ce serait un saut dans l'inconnu. Personnellement, je suis prêt à prendre tous les risques, mais il ne faut pas non plus nous précipiter dans une aventure dont nous ne maîtrisons pas les tenants et les aboutissants.

Y. L. F. et L. R. - À force d'imposer des cures d'austérité à la Grèce, ne risque-t-on pas de tuer le malade au lieu de le guérir ?

J.-C. J. - Ceux qui me disent que notre politique conduit la Grèce au bord de l'abîme doivent aussi me dire quelle est l'alternative ! Faut-il augmenter la dette publique ? Faut-il continuer de creuser les déficits ? La vérité, c'est qu'il n'y a pas d'autre solution que celle qui consiste à consolider les finances publiques - à condition, bien sûr, de compléter cet effort brutal demandé aux citoyens grecs par la mise en place d'une véritable stratégie de croissance. Reste à savoir quels moyens nous devons mettre en oeuvre pour atteindre cet objectif.

Y. L. F. et L. R. - On voit mal à quoi pourrait ressembler une politique économique de relance de la croissance en Grèce...

J.-C. J. - C'est vrai, et cela explique en partie mon désarroi. Il faut savoir que l'économie grecque a beaucoup perdu en termes de compétitivité et que ses infrastructures sont très éloignées de ce qu'elles sont, par exemple, en France, en Allemagne ou au Benelux. Il faut repenser l'ensemble de la situation grecque. La première réponse sera l'activation des fonds structurels et de cohésion de l'Union européenne. La Grèce, à ce jour, n'absorbe que 20 % des ressources potentiellement disponibles pour elle (5). Il est tout de même aberrant de ne pas réfléchir à une meilleure utilisation de cet argent. Il faudrait changer les méthodes de co-financement, apporter à la Grèce une assistance administrative substantielle et l'aider à redonner un État à la nation. Je m'explique : la Grèce est une grande nation, mais c'est un État très faible. Loin de moi l'idée de vexer nos amis grecs, mais c'est une réalité : l'administration fiscale ne fonctionne pas ; il n'y a pas de cadastre - un lointain héritage de l'occupation ottomane -, pas plus que de véritable registre du commerce. Comment privatiser quoi que ce soit dans un pays dépourvu de ces instruments indispensables ? Il faudra les mettre en place, et cela prendra des années. Je me fais bien moins de soucis pour le Portugal et l'Espagne. La situation y reste difficile, mais il existe dans ces deux pays un consensus politique plus large sur la nécessité d'engager des réformes. En outre, l'État, au sens administratif du terme, y est beaucoup plus efficace. Quant à l'Irlande, qui a elle aussi été durement secouée par la crise, elle constitue un cas à part : ses citoyens ont les pieds sur terre, ils aiment leur pays, connaissent leurs devoirs et leurs obligations et les remplissent à un rythme remarquable.

Y. L. F. et L. R. - Le couple « Merkozy …