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UKRAINE : LES CONFESSIONS D'UN AGENT SECRET

Entretien avec Mykola Melnitchenko par Alain Guillemoles, journaliste à La Croix, spécialiste de l'ex-URSS. et Alla Lazareva

n° 135 - Printemps 2012

Mykola Melnitchenko Alain Guillemoles et Alla Lazareva - Tout au long de ces dernières années, vous avez témoigné, en Ukraine, dans le cadre d'une enquête judiciaire fleuve qui met en cause l'ancien président Léonid Koutchma. Puis, brusquement, en octobre dernier, vous avez discrètement quitté le pays. Pourquoi ce départ et comment vivez-vous depuis ? Mykola Melnitchenko - J'ai été obligé de partir. Sept ans durant, de 2005 à 2011, j'avais bénéficié de la protection du Service ukrainien de sécurité (SBU), car j'étais un témoin dans le cadre de l'affaire Gongadze. Mes enregistrements sont une pièce essentielle pour relier Léonid Koutchma à cette affaire (1). Mais, l'été dernier, les problèmes ont commencé. J'ai été visé par une enquête criminelle pour divulgation de secret d'État. L'un de mes avocats a été agressé alors qu'il était au volant de sa voiture. Mon autre avocat a trouvé dans son véhicule un appareillage de géo-localisation. Mes deux avocats ont tous les deux remarqué qu'ils étaient suivis. Ils ont noté le numéro des plaques minéralogiques des voitures qui se trouvaient derrière eux et se sont renseignés : ces plaques n'avaient aucune existence officielle. Puis l'un d'eux a été abordé par des inconnus, dans le centre-ville de Kiev. Ils lui ont dit : « Si tu continues de défendre Melnitchenko, c'est toi qui seras tué. » J'ai signalé tous ces incidents au Parquet, ainsi qu'au SBU, mais aucune enquête n'a été entreprise. Personne n'a réagi. Le 6 octobre, j'ai été invité à participer à une conférence en Pologne, au forum de Krynica (2). J'ai voulu m'y rendre, mais on ne m'a pas laissé partir - et cela, en dépit du fait que je ne faisais l'objet d'aucune mesure d'interdiction de sortie du territoire ! Un peu plus tôt, le 20 septembre, j'avais été approché par des connaissances qui m'ont averti qu'on voulait me tuer. Alors, oui, je l'avoue, je me suis senti en danger. Je suis officier des services de sécurité. J'ai déjà été visé par quatre attentats ces dernières années (3). Mais cette fois, honnêtement, j'ai pris peur. J'ai préféré quitter l'Ukraine. Depuis le 18 octobre 2012, je suis officiellement recherché dans mon pays. Heureusement, j'ai toujours un statut de réfugié aux États-Unis, qui m'a été octroyé en 2001 du fait que j'étais en danger dans mon propre pays. C'est pour cette raison que je peux encore me déplacer librement en Europe. Je n'y suis pas inquiété. A. G. et A. L. - Vous avez fait partie, pendant plusieurs années, de l'équipe chargée d'assurer la sécurité du président ukrainien Léonid Koutchma. Quelle formation avez-vous suivie pour arriver à ce poste ? M. M. - Je suis né dans un village ukrainien. À la fin de mes études secondaires, j'ai intégré l'armée soviétique. J'ai fait mon service à Moscou, dans un département du KGB qui s'occupait d'assurer la sécurité de Mikhaïl Gorbatchev, lequel était alors à la tête du pays. Durant tout ce temps, je ne l'ai jamais approché personnellement. Je n'étais qu'un simple soldat. En fait, j'étais employé à la garde d'un bunker souterrain qui, en cas de guerre, devait abriter tous les dirigeants de l'Union soviétique. Ce bunker, c'est la huitième merveille du monde. Il a été construit après la Seconde Guerre mondiale, en prévision d'une attaque nucléaire. Il se trouve à une grosse trentaine de kilomètres de Moscou. Enfoui à une profondeur de 220 mètres, il est relié au Kremlin par un métro souterrain. J'étais stationné à l'intérieur. Nous étions peu nombreux à être affectés à cette tâche : à peine quelques centaines d'hommes. L'endroit est très impressionnant : une vraie ville souterraine bâtie comme un sous-marin ! 5 000 personnes auraient pu y vivre de façon autonome pendant cinq ans. Ce site existe toujours. Il est même toujours en fonction. Comme vous pouvez l'imaginer, les dépenses consacrées à son entretien sont gigantesques. C'est la première fois que j'en parle. Comme cela fait maintenant plus de vingt-cinq ans que j'ai quitté mon poste, j'ai le droit de le faire... Pendant que je servais là-bas, j'ai eu l'idée d'essayer d'intégrer une école militaire, à Kiev, qui formait des spécialistes en radio-électronique. J'ai passé le concours et j'ai fini par être admis, à ma troisième tentative. Ces études duraient cinq ans. Les élèves qui en sortaient pouvaient ensuite partir en poste en RDA ou à Cuba. On apprenait à concevoir des postes de radio, des ordinateurs et des équipements destinés à l'écoute des communications à longue distance. Il faut savoir que, à cette époque, il existait dans les Carpates ainsi qu'en Pologne des stations munies d'antennes qui permettaient, par exemple, de capter certaines communications radio à Paris ou ailleurs. Nous étions formés à récolter des informations utiles à la défense du pays, et à marier toutes sortes de techniques au profit de ces recherches. Il n'y avait pas meilleure école, dans toute l'URSS, pour ce genre de travail. Comme au sein de toutes les écoles militaires, le KGB y opérait une sélection destinée à recruter ses futurs membres. Or, comme je viens de le dire, j'avais fait mon service au sein d'une branche du KGB. Alors, pendant ma troisième année d'école, on m'a proposé d'être versé dans les services secrets et je suis devenu officier du KGB. Mais peu après, l'URSS s'est défaite... A. G. et A. L. - ... et l'Ukraine est devenue indépendante. Avez-vous, à ce moment-là, regretté le système soviétique ? M. M. - D'un point de vue idéologique, je l'ai regretté. Comprenez bien que, à cette époque, j'étais fier de ma mission. J'étais emballé par l'idée que je défendais l'Union soviétique. J'étais persuadé que l'Otan était notre ennemi. Mais quand l'URSS s'est désintégrée, je résidais à Kiev. Et je voyais bien qu'il n'y avait plus rien à manger dans les magasins ! C'est pourquoi, dans mon école, nous étions tous pour l'indépendance de l'Ukraine - même ceux qui étaient originaires de Moscou ! Tout simplement parce que nous pensions que c'était le seul moyen de faire revenir l'ordre. J'ai voté pour l'indépendance de l'Ukraine. …