Les Grands de ce monde s'expriment dans

UN MILLIARDAIRE EN POLITIQUE

Entretien avec Mikhail Prokhorov, Homme d'affaires par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale

n° 135 - Printemps 2012

Grégory Rayko - M. Prokhorov, quand nous vous avons interviewé il y a deux ans, début 2010 (2), il aurait été difficile d'imaginer que vous seriez, en 2012, candidat à l'élection présidentielle russe. Vous disiez alors ne pas être un expert des questions politiques, et vous vous montriez prudent dans votre analyse du travail de Vladimir Poutine et de Dmitri Medvedev. Pourtant, vous aviez également dit ceci : « Je fonctionne par cycles de sept ans. C'est à peu près le temps qu'il me faut pour atteindre les résultats que je me suis fixés ; ensuite, je n'éprouve plus d'intérêt à continuer dans la même voie et j'ai envie de faire quelque chose de nouveau. » À quel moment avez-vous décidé qu'il était temps pour vous de commencer un nouveau cycle dans votre vie et de vous lancer en politique ? Mikhaïl Prokhorov - Il y a un an, début 2011. Cette décision s'explique par la combinaison de deux facteurs : ma situation personnelle, d'une part ; et ce qui se passait dans le pays de l'autre. Commençons par mon cas : je m'étais retrouvé en quête d'un nouveau sommet à conquérir. Pour mon plus grand bonheur, j'avais réussi à pleinement réaliser mon potentiel dans le monde des affaires. Dans ce domaine, j'avais connu les plus grands succès. Et comme chaque fois, dans ma vie, où j'avais atteint mes objectifs, je me suis demandé : « Et maintenant ? » J'ai beaucoup réfléchi à cette question. J'ai fait une sorte de bilan et je me suis rendu compte que je possédais un important bagage de connaissances et une énergie qui pouvaient être consacrés à la résolution des grands problèmes auxquels la Russie devait faire face à ce moment de son histoire. Dans le même temps, il est apparu clairement, au printemps dernier, que la société civile s'éveillait et que les consultations électorales à venir - législatives en décembre 2011, présidentielle en mars 2012 - seraient très différentes des scrutins précédents. Le mécontentement ne cessait de croître, spécialement au sein de la classe moyenne, des jeunes et de l'élite intellectuelle - ce que l'on appelle en Russie la « classe créative ». Bien sentir le moment, c'est ce qu'il y a de plus important en politique. J'ai vu que j'avais une chance de peser sur les événements ; et cette chance, je l'ai saisie. G. R. - En juin 2011, vous êtes devenu le président du parti Juste cause. Pourquoi avoir opté pour ce parti et pas un autre ? Qu'est-ce qui explique que vous en ayez pris la tête dès votre entrée dans cette formation ? M. P. - Je suis parti de l'idée que, étant donné le court laps de temps restant jusqu'aux législatives de décembre, il valait mieux prendre la tête d'un parti déjà existant que d'essayer d'en créer un nouveau à partir de zéro. Il faut savoir que notre législation complique significativement la procédure d'enregistrement d'un nouveau parti - il est, d'ailleurs, urgent de remédier à ces lourdeurs administratives. Or il était de notoriété publique que Juste cause cherchait un nouveau leader. Sur le papier, tout s'accordait parfaitement : d'un côté, il y avait un parti qui voulait représenter les valeurs des citoyens et des hommes d'affaires d'obédience libérale ; de l'autre, il y avait moi, qui partageais la plupart de leurs opinions. Si je suis immédiatement devenu le numéro un de cette formation, c'est parce que je n'avais jamais envisagé de n'être qu'un militant parmi d'autres. Mon talent consiste précisément à conduire les hommes, et non à suivre quelqu'un d'autre. Quand je présidais Norilsk Nickel, je dirigeais une compagnie dont dépendaient 300 000 personnes. Je devais non seulement m'occuper des affaires de l'entreprise stricto sensu, mais aussi négocier avec les syndicats, gérer les constructions et, plus largement, m'occuper de tout ce qui avait trait à la compagnie de près ou de loin. Je n'exagère pas quand je dis que j'ai appris à réfléchir à grande échelle et à long terme ! G. R. - Vous n'avez passé que trois mois dans ce parti. Trois mois fort agités, au cours desquels votre leadership a été largement contesté. Finalement, vous avez quitté Juste cause en septembre, affirmant que le parti était devenu un instrument aux mains des « marionnettistes du Kremlin ». Or certains observateurs ont assuré que votre intronisation à la tête de Juste cause était, précisément, un projet téléguidé depuis le Kremlin ! Pouvez-vous nous aider à y voir plus clair ? M. P. - Permettez-moi de commencer par répondre à la seconde partie de votre question. Il n'y a aucune équivoque : je prends toutes mes décisions de façon indépendante. Toujours. Personne ne m'a demandé - et, a fortiori, personne ne m'a imposé - de prendre la tête de Juste cause. En fait, cette idée est née lors d'une conversation avec des amis. Sur le moment, j'ai pensé que ce serait sage. Une fois la décision prise, j'en ai informé M. Poutine et M. Medvedev, mais uniquement par politesse. En effet, j'étais membre de diverses commissions gouvernementales ; par surcroît, j'étais en contact avec le président et avec le premier ministre dans le cadre de mes affaires. Ils m'ont tous deux souhaité bonne chance. Rien de plus. Alors, que s'est-il passé fin septembre ? Comme je viens de vous le dire, j'avais décidé de prendre la direction d'un parti déjà existant afin d'éviter toutes les difficultés qui seraient sans aucun doute apparues si j'avais décidé de fonder une nouvelle formation ex nihilo. J'aurais perdu un temps précieux alors que la campagne électorale approchait. Mais je dois admettre que j'ai payé cette décision très cher... G. R. - Pouvez-vous préciser ? M. P. - Il y avait dans les rangs du parti des gens qui, à première vue, paraissaient prêts à collaborer avec moi de façon constructive. Je ne me suis pas donné pour but d'observer au microscope tous les membres du parti un par un afin de déterminer qui devait rester et qui devait partir. …