Entretien avec
Mikheïl Saakachvili, Président de la Géorgie de 2004 à 2013,
par
Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
n° 136 - Été 2012
Isabelle Lasserre - Monsieur le Président, Nicolas Sarkozy a joué un rôle majeur dans l'obtention du cessez-le-feu qui a suivi la guerre contre la Russie en août 2008. Qu'attendez-vous de François Hollande ? Mikheil Saakachvili - Beaucoup. En France, sur les questions internationales, c'est le principe de la continuité de l'État qui prévaut. François Hollande s'est montré très clair, tout au long de sa campagne et depuis son élection, sur la nécessité de veiller au respect des droits de l'homme et du droit international. Quant au parti socialiste, son discours sur la région n'a pas varié : il a rappelé à de nombreuses reprises que l'accord Sarkozy-Medvedev (1), qui a mis fin à la guerre, n'avait pas été respecté par les Russes et qu'il s'agissait donc de faire pression pour qu'il le soit. De manière plus générale, je note qu'avec la crise économique les opinions des pays européens cèdent parfois à la tentation populiste et que François Hollande, lui, a su éviter cet écueil. Il a toujours maintenu son engagement européen. Personnellement, je considère que tout ce qui renforce l'Europe renforce la Géorgie. D'autant que la France joue un rôle essentiel dans le processus d'intégration européenne de mon pays. Dernier point : le nouveau président français a porté haut les valeurs de la république et leur universalité. C'est important pour nous car le principal danger, pour les petites nations comme la nôtre, survient lorsque la Realpolitik, conçue de manière restreinte et erronée, prétend reléguer les principes à l'arrière-plan. Je suis donc plutôt optimiste. I. L. - En arrivant au pouvoir, Barack Obama a promis un redémarrage des relations avec la Russie (2). Le « reset » a visiblement échoué. Le président américain doit-il changer de politique ? M. S. - Barack Obama n'a pas besoin de changer de politique ; il suffit de changer la perception du « reset ». Pour qu'un « reset » soit considéré comme réussi, il faut que les deux parties soient sur la même longueur d'onde quant à sa nature et à ses objectifs. Or cela n'a pas été le cas entre la Russie et les États-Unis, qui avaient dès le départ des conceptions très différentes de la reprise de leurs relations. Les Russes ont vu dans la proposition d'Obama une occasion unique de réaliser un grand marchandage avec Washington. Ils espéraient échanger un soutien relatif sur l'Afghanistan et une modération de leur aide aux régimes iranien et syrien contre des concessions américaines sur le bouclier antimissile en Europe (3) et sur différents dossiers, dont la Géorgie. Le Kremlin pensait que le temps des « deals » était arrivé et que, en incitant les États-Unis à ce type d'échanges, la place de la Russie sur la scène internationale se renforcerait ; qu'elle serait, en tout cas, autorisée à faire le ménage dans ce qu'elle considère comme sa « sphère d'influence ». Les Américains ne l'entendaient pas ainsi. Ils voulaient renouer le dialogue avec les Russes - ce qui est positif en soi -, mais pas pour marchander sur les grandes questions internationales. Ils exigeaient que l'engagement de la Russie soit basé sur des principes clairs, comme le respect du droit international ou le refus des sphères d'influence. Mais les dirigeants russes actuels n'ont malheureusement que faire des principes défendus par l'Occident. Leur politique étrangère est fondée sur un cynisme digne des grandes puissances coloniales du XIXe siècle - des puissances qui se partageaient les pays autour d'une table... I. L. - Au sein de l'exécutif américain, des voix discordantes ne se sont-elles pas fait entendre ? M. S. - Si, bien sûr. Aux États-Unis, tous les responsables n'affichaient pas le même degré d'hostilité envers le marchandage. Certains, comme Robert Gates, l'ancien secrétaire à la Défense, estimaient que Washington devait s'éloigner des anciennes républiques soviétiques afin de passer, avec Moscou, des accords sur la défense antimissile et sur l'Iran. Mais cette vision des choses n'a pas été reprise par l'administration. Loin s'en faut. Aujourd'hui, Gates est parti ; et nous continuons de recevoir une aide politique et économique vitale de la part des États-Unis. Notre coopération, en termes de sécurité, est plus dynamique que jamais. En dépit, donc, des perceptions contradictoires du début, le résultat final nous est favorable. Je tiens à souligner le rôle essentiel qu'ont tenu la secrétaire d'État Hillary Clinton ainsi que Michael McFaul, le théoricien du « reset » et nouvel ambassadeur américain à Moscou, ou encore le vice-président Joe Biden, qui connaît très bien la région et ses enjeux. I. L. - Si Hillary Clinton n'est pas reconduite à son poste à l'automne, vous perdrez votre principale alliée sur la scène internationale. Cette perspective vous inquiète-t-elle ? M. S. - Hillary Clinton a été absolument formidable avec la Géorgie (4). Elle a toujours adopté des positions fortes, que ce soit sur l'occupation russe de 20 % de notre territoire ou sur notre intégration euro-atlantique. Elle a une approche très fine de la politique internationale. Sa réflexion et son action ne sont pas déterminées par des considérations de Realpolitik à courte vue : c'est une femme qui a une appréhension globale du rôle des États-Unis dans le monde et de leurs intérêts à long terme. À Washington, certains s'étonnent peut-être de l'attention démesurée qu'elle porte à un petit pays comme la Géorgie. Mais il suffit de regarder une carte. Si Tbilissi tombe, tous les pays de la région en subiront les conséquences, et l'Europe se retrouvera dans une situation compliquée. La route la plus directe et la plus sûre vers l'Afghanistan sera coupée, de même que toute voie alternative qui permettrait d'évacuer le pétrole et le gaz d'Azerbaïdjan et d'Asie centrale. À l'heure où le gros des troupes internationales amorce son désengagement d'Afghanistan, le risque d'un « effet domino » dans la région est présent à l'esprit des décideurs américains. Par-delà les seuls principes, d'un point de vue pragmatique, l'Amérique a intérêt à soutenir la Géorgie et à y maintenir une présence. Quelle que soit la personnalité qui remplacera Hillary Clinton, les …
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