Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA FRANCE FACE AUX « BARBARES »

Entretien avec François Zimeray, Ambassadeur en charge des droits de l'homme au ministère des Affaires étrangères par Jean-Pierre Perrin, journaliste, spécialiste du Moyen-Orient.

n° 136 - Été 2012

François Zimeray Jean-Pierre Perrin - 14 juillet 2008 : Bachar al-Assad, invité d'honneur du président de la République française, assiste au défilé militaire à la tribune officielle. En tant qu'ambassadeur des droits de l'homme, comment réagissez-vous ? François Zimeray - Comment répondre à cette question en faisant abstraction de ce que l'on sait aujourd'hui de ce régime ? J'ai encore en tête les récits effroyables, recueillis ces derniers mois à la frontière, des victimes du « gang des barbares » au pouvoir à Damas. Ce que j'ai pu ressentir à l'époque, je l'ai aussitôt refoulé. L'indignation est une impasse. Bien sûr que sa présence m'avait surpris ; cela dit, il faut comprendre qu'à ce moment-là non seulement les crimes que nous dénonçons aujourd'hui n'avaient pas été commis mais, surtout, nous avions des raisons d'espérer que Bachar amorcerait une rupture avec son prédécesseur. Il n'était donc pas insensé de tenter une nouvelle approche. Nous nous sommes hélas trompés, mais personne ne pouvait alors prévoir l'enchaînement tragique qui a suivi, en Syrie, l'explosion des printemps arabes. En toute hypothèse, il faut rappeler que la défense des droits de l'homme, dans l'action extérieure de la France, se heurte à deux contraintes : la première, c'est que nos interlocuteurs sont des pays souverains ; la seconde, c'est que nous agissons le plus souvent avec d'autres partenaires, en particulier européens. J.-P. P. - Comment faire évoluer les positions d'un État souverain ? F. Z. - Je ne connais que deux manières d'y parvenir : la force ou la conviction. À la mi-2008, il ne pouvait être question ni de l'une ni de l'autre, et surtout pas de la force. Personne ne propose sérieusement que la France parte en guerre contre tous les États où les droits de l'homme ne sont pas garantis ! Plus tard, nous avons été les premiers à plaider pour des sanctions, qui sont finalement entrées en vigueur au niveau européen. Reste la conviction : tenter d'encourager une hypothétique ouverture du régime, susciter un désir « d'en être », d'intégrer la société globale qui se dessine, bref tendre la main. C'est ce que nous avons tenté en 2008 et qui n'a malheureusement pas marché. Il ne faut pas regretter d'avoir exploré cette voie dès lors que cela ne nous a pas empêchés d'être en pointe contre ce régime quand il s'est montré sous un autre visage, et que Bachar a transformé son pays en un immense Guernica. La France a pris la tête d'une action collective pour faire cesser les exactions et traduire Bachar devant la justice internationale. Je me suis rendu, il y a peu, à la frontière syrienne pour collecter des preuves afin de nourrir le dossier d'accusation. Je ne m'attendais pas à autant de cruauté dans la violence. La violence, j'ai l'habitude d'en voir les effets, mais pas à ce niveau inouï. Je me battrai jusqu'à ce que le président syrien soit traduit devant une juridiction. Nous prendrons prochainement des initiatives en ce sens. J.-P. P. - Vous dites : on ne savait pas que Bachar al-Assad pouvait commettre de telles atrocités. On en avait pourtant eu un avant-goût, au Liban par exemple, où depuis 2004 une quinzaine d'assassinats d'hommes politiques, d'intellectuels et de journalistes lui sont imputables (1)... F. Z. - C'est vrai. Mais c'est toute la question : faut-il tendre la main à un régime en espérant qu'il pourra s'amender ? Jusqu'où faut-il jouer la carte de l'opposition entre les « durs » et les « modérés » ? La visite de Bachar à Paris s'inscrivait dans une logique. Encore une fois, nous avons surestimé notre capacité à le faire évoluer. Il faut en tirer les leçons. Mais, pour autant, il ne faut pas renoncer par principe au dialogue. L'Histoire fournit de nombreux exemples de personnages infréquentables devenus honorables. Songez au Sud-Africain De Klerk, à Arafat... Et, plus récemment, aux dirigeants birmans. J.-P. P. - Nombre de chercheurs et de journalistes affirmaient pourtant que son régime ne pouvait pas évoluer ni s'amender sous peine de s'effondrer. La diplomatie ne les entend donc pas ? F. Z. - Si, elle les entend. Mais elle entend aussi le contraire. J'ai appris dans une autre vie, comme avocat, qu'« un savoir non partagé n'existe pas ». Un des enseignements des printemps arabes - que nul ne pouvait prévoir mais que nul ne devait exclure -, c'est que l'on peut être proche et, en même temps, pris de court. On croit savoir et on ne sait pas. Pour nous, diplomates, ce constat doit nous conduire à une remise en question : sommes-nous assez sensibles à ce qui fermente, à l'écoute de ce qui germine ? Le risque est grand de voir émerger une pensée unique globale qui empêche les idées dissidentes de percer. C'est pourquoi il est primordial de demeurer au contact des sociétés civiles. Nous Français, qui avons la chance de disposer de l'un des premiers réseaux diplomatiques du monde, avons le devoir de faire remonter l'écho du terrain jusqu'au plus haut niveau. J.-P. P. - Le régime syrien, au mépris de toutes les injonctions internationales, continue son épouvantable répression. Que peut-on faire ? F. Z. - Il faut que l'on passe du stade du cri à celui de la désignation nominale des responsables dans l'appareil d'État, et ne pas les lâcher. J.-P. P. - N'est-ce pas ce que nous faisons déjà ? F. Z. - Effectivement, nous travaillons sur l'imputabilité des crimes. Ce travail, assez confidentiel, vise à identifier - au sein de l'armée, de la police, de l'administration, du système de santé - les principaux suspects de crimes contre l'humanité qui, un jour, auront à en rendre compte. Mon souhait est que l'on puisse rapidement donner leurs noms. Cette exposition médiatique peut les faire réfléchir. Prenez l'exemple de la Birmanie : comment expliquer que ce régime se soit finalement auto-réformé ? C'est la question que j'avais posée à Aung Sang Suu Kyi lorsqu'elle m'avait reçu à Rangoun. Parmi les raisons qu'elle a citées, il y en a deux qui sont …