Entretien avec
Egemen Bagis, Ministre turc chargé des Affaires de l'Union européenne et négociateur en chef.
par
Marc Semo, Journaliste au quotidien "Libération".
n° 136 - Été 2012
Marc Semo - Monsieur le Ministre, l'élection de François Hollande peut-elle ouvrir un nouveau chapitre dans l'histoire des relations franco-turques - des relations sérieusement mises à mal durant les cinq années de la présidence de Nicolas Sarkozy ? Egemen Bagis - Je l'espère et je le souhaite. En tout cas, c'est au nouveau président français et à son équipe de répondre à ce « positive mood » - cet état d'esprit positif - qui est le nôtre. Nous ne pouvons obliger personne à se montrer amical à notre égard, mais chaque pays qui traite amicalement la Turquie reçoit en retour notre amitié. Nous attendons du nouveau président qu'il soit objectif, qu'il soit européen et, surtout, qu'il n'utilise pas l'aspiration européenne de notre pays à des fins de politique intérieure. En un mot, nous voudrions que son objectif principal soit... l'intérêt national français. Le refus affiché de Nicolas Sarkozy d'une pleine adhésion de la Turquie à l'Union européenne et le veto qu'il a opposé à l'ouverture des négociations sur 5 chapitres de l'acquis communautaire (1) ont avant tout lésé les intérêts de la France. Au sein même de la Commission, cette décision avait suscité une certaine perplexité. Nous n'attendons pas du président François Hollande qu'il soutienne la Turquie parce que c'est un pays peuplé de 75 millions de gens sympathiques, mais parce qu'il devrait penser aux entreprises françaises. La construction du troisième pont sur le Bosphore est lancée et j'ai appris qu'un grand groupe français de BTP avait contacté diverses sociétés turques du secteur pour une « joint venture » ou un partenariat afin de concourir à cet appel d'offres. Aucune de ces entreprises turques pressenties n'a donné suite, estimant qu'un partenaire français présentait plus d'inconvénients que d'avantages. Il ne s'agit pas d'un cas isolé. Nous devons relancer nos relations. La France est un pays ami et un allié auquel nous sommes liés depuis plus de quatre siècles. Il ne faut pas oublier, non plus, que plus de 450 000 Turcs ou personnes d'origine turque vivent actuellement en France. Nombre d'entre elles sont des citoyens français qui votent... M. S. - François Hollande avait soutenu le projet de loi de 2006 puis celui de 2012 sanctionnant la négation du génocide des Arméniens de l'Empire ottoman en 1915. Craignez-vous qu'il présente à nouveau un texte de ce type ? E. B. - La décision du Conseil constitutionnel français, qui a invalidé le projet de loi présenté ce printemps, a mis clairement les choses au point. Plutôt que de porter des jugements sur ce qui s'est passé il y a cent ans, mieux vaut essayer d'affronter les problèmes d'aujourd'hui. La France, qui co-préside depuis vingt ans le groupe de Minsk (2), pourrait agir afin de relancer les discussions entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan - ce qui aurait des conséquences positives sur nos relations avec Erevan. Vingt ans après le conflit du Haut-Karabagh, plus d'un million d'Azéris sont toujours considérés comme des personnes déplacées et 20 % du territoire de l'Azerbaïdjan restent sous occupation arménienne. Cette situation représente une menace pour la stabilité régionale et même au-delà. Cela dit, la Turquie est prête à faire face à son passé. Nous sommes favorables à la création d'une commission d'historiens indépendants de toutes nationalités. Nous leur donnerions accès aux informations et aux archives qui leur permettraient d'établir les faits et de comprendre ce qui s'est passé à l'époque. Mais le travail d'un parlementaire ou d'un homme politique n'est pas d'écrire l'histoire. Sa mission est de préparer l'avenir. M. S. - Des gestes forts de repentance, comme celui de Willy Brandt s'agenouillant devant le ghetto de Varsovie, n'ont-ils pas eu, en leur temps, une grande portée politique ? E. B. - Nous n'avons pas été avares de gestes politiques vis-à-vis de l'Arménie : nous avons, par exemple, autorisé les avions arméniens à se poser à Istanbul (3) et je vous rappelle que quelque 100 000 citoyens de ce pays vivent et travaillent aujourd'hui en Turquie alors même qu'ils se trouvent en situation irrégulière. Après la signature en Suisse des « protocoles d'accord » entre la Turquie et l'Arménie (4), le président turc Abdullah Gül s'est rendu à Erevan pour un match de football et nous avons accueilli son homologue arménien pour le match retour à Bursa. C'étaient des avancées sans précédent dans les relations entre nos pays. Mais, depuis, tout est bloqué à cause du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. D'où l'importance d'une initiative du président français, mais aussi de Barack Obama, au sein du groupe de Minsk, pour relancer le processus de paix entre Erevan et Bakou. M. S. - Les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, qui ont débuté en octobre 2005, n'avancent guère. Sur 35 chapitres de négociation de l'acquis communautaire, seuls 13 ont jusqu'ici été ouverts. En 2011, il n'y en a eu aucun et 2012 sera également une « année blanche » : il ne faut pas compter sur la présidence chypriote, qui a commencé le 1er juillet, pour faire avancer les choses. Comment en est-on arrivé là ? E. B. - Le problème numéro un est celui de l'attitude de la République de Chypre. En décembre 2006, le Conseil européen a décidé de geler 8 chapitres pour sanctionner notre refus d'ouvrir nos ports et nos aéroports aux Chypriotes grecs (5). De leur côté, les Chypriotes grecs ont annoncé qu'ils opposeraient leur veto à l'ouverture de 6 autres chapitres. En 2007, Nicolas Sarkozy, peu après son élection, annonçait à son tour qu'il bloquait 5 chapitres, dont un déjà gelé par l'UE auparavant. Soit un total de 17 chapitres totalement paralysés. Les chapitres qui n'ont pas encore été ouverts sont les plus complexes et ceux sur lesquels les pays candidats travaillent en général à la fin du processus de négociation. La crise qui frappe l'Union européenne depuis trois ans n'a rien arrangé : la plupart des pays ont l'oeil rivé sur les turbulences de la zone euro et ont tendance à se détourner des dossiers à plus long terme. Mais je suis …
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