Les Grands de ce monde s'expriment dans

UNE BANQUE POUR LE MONDE

Entretien avec Sri Mulyani, Directrice générale de la Banque mondiale par Dan Raviv, correspondant de la radio CBS à Washington, ancien correspondant à Londres et au Moyen-Orient.

n° 136 - Été 2012

Sri Mulyani Dan Raviv -Madame Mulyani, il semble que la part des pays émergents dans le PIB mondial a fortement augmenté... Sri Mulyani - Cette impression est effectivement vérifiée dans les faits. Les économies de nombreux pays émergents sont en expansion. Les pays du G20, qui incluent notamment les BRIC - Brésil, Russie, Inde et Chine, voire Afrique du Sud -, représentent désormais 55 % de l'économie mondiale (si l'on mesure ces PIB en dollars américains, au taux de change du marché). Au-delà de ce chiffre, on observe une évolution plus importante encore. Car la question de la richesse des nations dépasse la seule dimension du PIB. D'autres indicateurs, moins tangibles, sont à prendre en compte : les compétences de la population ; le niveau technologique ; la qualité des institutions. Autant d'éléments qui contribuent largement à la productivité et à l'efficacité des acteurs économiques. Dans tous ces domaines, les pays en développement connaissent une amélioration très marquée. D. R. - Parlons de ces aspects moins quantifiables. Avez-vous observé des évolutions au niveau mondial dans ce domaine au cours des dix dernières années ? S. M. - Tout à fait. Ces évolutions s'expliquent par au moins trois facteurs. Le premier tient à la main-d'oeuvre : de nombreux pays émergents, à l'exception peut-être de la Chine du fait de sa politique de l'enfant unique, ont vu leur population active s'accroître. Dans le même temps, la population active des pays les plus avancés tend à s'amenuiser. Le deuxième facteur est le capital. Du fait de la mondialisation et de la libéralisation des flux de capitaux, ceux qu'on peut appeler les « détenteurs du capital », qui sont encore principalement les pays occidentaux, tirent parti des pays qui se développent rapidement : ils investissent dans ces économies, ils y achètent des entreprises. Ils ne s'appauvrissent donc pas : ils ne font que « relocaliser » leur capital vers les régions où la productivité est élevée. Le troisième et dernier facteur est évidemment le progrès technologique et l'économie de la connaissance. Il y a dix ans, les outils de communication et de consommation de masse que sont les smartphones ou les tablettes n'existaient pour ainsi dire pas. Aujourd'hui, on les trouve partout. Or la technologie et les progrès de la connaissance ouvrent la porte à des possibilités illimitées. Il reste tant de choses à créer... D. R. - Arrêtons-nous sur ces innovations technologiques et sur leurs conséquences. Les pays en voie de développement ou à revenu moyen jouent-ils sur un pied d'égalité dans ce domaine avec les pays riches, du fait de l'amélioration de l'éducation et de la formation ? Les produits du futur et les innovations viendront-ils, à terme, des pays du Sud ? S. M. - Sur les cinq dernières années, près des deux tiers de la croissance mondiale proviennent des économies émergentes et en développement. Ces pays ont fait preuve d'une forte résilience après la crise de 2008. Certains d'entre eux sont susceptibles de devenir la « prochaine frontière » du point de vue de la technologie. On en voit déjà les signes avant-coureurs dans certaines nations que l'on pourrait qualifier de « pays à revenu moyen les plus avancés ». Pensez aux activités agro-alimentaires de la Malaisie ou de la Thaïlande, par exemple. Ou aux énergies renouvelables développées au Brésil. Les innovations qu'ils génèrent sont évidemment directement liées aux défis auxquels ils doivent faire face dans leur processus de développement. C'est un aspect crucial. Car il ne faut pas oublier que la plupart de ces États, même s'ils bénéficient d'une croissance forte, connaissent toujours la pauvreté : aujourd'hui encore, 70 % des pauvres vivent dans ces pays à revenu moyen. Ces nations ont développé leurs capacités et peuvent s'appuyer sur des citoyens bien formés - un certain nombre d'entre eux ont fait leurs études à l'étranger, dans les meilleures universités du monde. Lorsque ces diplômés rentrent chez eux, ils sont confrontés à une situation sociale, culturelle et environnementale qui les incite à agir pour répondre aux problèmes du développement. C'est ce processus qui se déroule actuellement. Il est important que ces jeunes diplômés reviennent dans leurs pays d'origine. D. R. - Faut-il prendre des mesures politiques, au niveau national ou international, pour que ces élites reviennent ? Ou bien pensez-vous que l'« air du temps » peut suffire, à lui seul, à les inciter à rentrer pour faire bénéficier leur patrie de leurs compétences ? S. M. - Il existe indéniablement une tendance, une mode du retour au pays. Mais l'attractivité d'une destination dépend bien entendu de l'environnement économique, de la qualité de ses infrastructures, de l'efficacité de son appareil bureaucratique et de la sécurité. Tous ces éléments sont nécessaires pour convaincre les émigrés de revenir. D. R. - Vous ne parlez pas de la liberté. N'est-ce pas également un aspect important ? S. M. - Vous avez raison. Dans mon pays, l'Indonésie, je me suis habituée à la liberté. Même si nous ne sommes libres que depuis dix ans à peine, j'ai tendance à considérer la liberté comme un acquis, ce qui n'est jamais le cas. Bien sûr, les systèmes politiques diffèrent d'un pays à l'autre. D. R. - Le degré de liberté constitue-t-il un facteur important pour l'innovation ? S. M. - Très. Prenons l'exemple de la Chine, que nous avons examinée justement sous cet angle dans notre étude « Chine : 2030 ». Ce rapport souligne les efforts que la Chine doit faire pour protéger ses succès. Il est indéniable que, même sous le régime actuel, la croissance chinoise des trente dernières années a été exceptionnelle : trois décennies d'une croissance en moyenne supérieure à 10 % par an ! C'est un succès incroyable pour un pays de cette taille. Cette croissance ne s'explique pas seulement par l'importance de la main-d'oeuvre et l'accroissement du capital. Elle repose également sur les progrès accomplis dans l'utilisation des technologies, même si les technologies en question ne sont pas encore parmi les plus avancées. La Chine est à la fois la deuxième économie …