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KAZAKHSTAN : LE VRAI VISAGE DU RÉGIME

Auteur, entre autres publications, de : Tchernobyl. Retour sur un désastre, Folio Gallimard, 2007 ; Le Roman du Juif universel (avec André Glucksmann et Elena Bonner), Éditions du Rocher, 2011. Le Kazakhstan joue un rôle de premier plan en Asie centrale et dans tout l'espace post-soviétique. Cet État gigantesque - il occupe le neuvième rang mondial en termes de superficie - ne compte que 16 millions d'habitants. Mais il possède d'immenses richesses en hydrocarbures et en métaux non ferreux (1), une industrie d'extraction et de transformation développée et une agriculture assez remarquable. Le pays, devenu indépendant à la suite de l'effondrement de l'URSS en 1991, est dirigé depuis plus de vingt ans par le même homme : Noursoultan Nazarbaev. Ancien premier secrétaire du parti communiste kazakhstanais (1989-1991), celui qui a été élu président pour la première fois en 1990 a instauré un régime autoritaire qui n'a cessé de se durcir au fil des années. Les personnalités ayant prétendu à un rôle politique important ont été systématiquement limogées et expulsées - comme l'ancien premier ministre Akejan Kajegheldine (en poste de 1994 à 1997) -, quand elles n'ont pas été exécutées, sans doute par les services secrets, comme Altynbek Sarsenbaev, ancien secrétaire du Conseil de sécurité passé dans l'opposition (2), ou Zamanbek Nourkadilov, ancien député et ministre, qui fut l'un des premiers à dénoncer de nombreux crimes et abus de l'administration et du président en personne (3). Selon diverses ONG internationales, comme Freedom House ou Reporters sans frontières, le Kazakhstan est l'un des pays les moins bien classés du monde en matière de liberté des médias (4). L'unique chaîne de télévision indépendante, « K+ », ne peut être vue que sur Internet ou via des antennes spéciales, très onéreuses. Les autorités bloquent systématiquement les sites Internet de l'opposition, et la législation sur le fonctionnement des médias est particulièrement répressive. De toute façon, plus de la moitié des Kazakhstanais n'ont pas accès à Internet et la grande majorité de ceux qui peuvent se connecter ne disposent pas du haut débit. Malgré les richesses colossales que renferme le sous-sol, la population du Kazakhstan vit mal. 40 % des foyers ne gagnent pas plus de 400 dollars par mois. La moitié de ces familles mal loties se contentent même de moins de 200 dollars par mois. Dans ce pays où presque tous les produits de consommation courante sont importés et où, corruption oblige, il faut payer pour des services censés être gratuits, comme les soins médicaux et l'éducation des enfants, de tels revenus sont synonymes de pauvreté. En revanche, le train de vie du président et de son entourage peut être qualifié de royal. Selon plusieurs sources, les avoirs du clan s'élèveraient à 30 milliards de dollars (5). Le gendre de Nazarbaev, Timour Koulibaev, a acheté en 2007 la propriété familiale du prince Andrew, à Berkshire, pour 15 millions de livres. Son épouse Dinara (la fille du chef de l'État), dont Forbes évalue le capital à 2,1 milliards de dollars, a acheté, en 2009, une demeure située au bord du lac Léman pour 74,7 millions de francs suisses, un record historique dans le domaine de l'immobilier genevois. Comment le numéro 1 kazakhstanais et ses proches ont-ils accumulé de telles fortunes ? Comment le pays, qui semblait au début des années 1990 s'engager sur la voie de la démocratisation, s'est-il transformé en une dictature ? Comment l'opposition a-t-elle fini par être évincée du champ politique ? Viktor Khrapounov, ancien dirigeant kazakhstanais de haut niveau, nous livre ses réponses dans cet entretien exclusif. Né en 1948, M. Khrapounov a effectué à l'époque soviétique une brillante carrière dans l'industrie et l'administration. Après l'accession du Kazakhstan à l'indépendance en 1991, il a rapidement intégré les plus hautes sphères de l'État. Maire d'Almaty (la plus grande ville du pays), ministre de l'Énergie, gouverneur de la Province de l'Est, ministre des Situations d'urgence, il a appartenu, pendant dix-sept ans, à l'échelon supérieur de la nomenklatura nationale. C'est à ce titre qu'il a pu observer, de l'intérieur, la graduelle transformation de son pays. Forcé à l'exil depuis la fin 2007 et persécuté par la justice de son pays pour « fraude », comme tant d'autres hommes d'opposition kazakhstanais (6), Viktor Khrapounov brosse ici un tableau saisissant d'un pays livré aux appétits et à la soif de pouvoir absolu de son leader. G. A. Galia Ackerman - En tant que député du Soviet suprême à la fin de l'époque soviétique, vous étiezaux premières loges lors de l'ascension de Noursoultan Nazarbaev, l'actuel président du Kazakhstan. Pouvez-vous nous expliquer comment cet ancien apparatchik communiste est devenu le maître incontesté du pays ? Viktor Khrapounov - L'ascension de Nazarbaev a été absolument fulgurante. En 1977, à 37 ans, il était le secrétaire de la cellule du parti communiste implantée au sein du combinat métallurgique de la ville de Karaganda - le Karmetcombinat, deuxième combinat de la république socialiste soviétique du Kazakhstan après celui de Magnitogorsk. Il n'avait, a priori, aucune chance de connaître une promotion rapide. Mais une occasion unique s'est présentée à lui. Un journaliste influent, Mikhaïl Poltoranine (qui allait lui aussi effectuer une grande carrière puisqu'il a fini par devenir ministre de la Presse en Russie (7)), a écrit un article extrêmement critique sur les dysfonctionnements et la faible rentabilité du Karmetcombinat. Il déplorait notamment l'obsolescence des équipements et le fait que l'usine était approvisionnée en minerai depuis Krivoï Rog, en Ukraine, à des milliers de kilomètres de là. Poltoranine n'a pas voulu signer cet article de son nom : il craignait de susciter la colère de Brejnev. Mais la direction régionale du parti, elle, souhaitait que la situation du Karmetcombinat évolue. Pour cela, il fallait que l'article paraisse. On a donc proposé à Poltoranine de faire signer le papier du nom de Nazarbaev : à son niveau, celui-ci ne risquait pas grand-chose. Nazarbaev a accepté et l'article fut publié dans la Pravda. De façon inattendue, Brejnev eut une réaction très positive : après avoir lu le journal, il a appelé le premier secrétaire du PC du Kazakhstan, Dinmoukhamed Kounaev, et lui a recommandé de donner de l'avancement à l'auteur, un jeune homme si intelligent et si compétent ! Kounaev a immédiatement promu Nazarbaev au poste de deuxième secrétaire du PC de la région de Karaganda, et une nouvelle promotion a rapidement suivi : en 1979, Nazarbaev est devenu secrétaire du Comité central du PC du Kazakhstan, en charge de l'industrie. Et c'est tout logiquement qu'en 1984, sous Andropov, il a été nommé premier ministre du Kazakhstan. G. A. - Il n'entendait pas se contenter de ce poste... V. K. - Effectivement. Lorsque Mikhaïl Gorbatchev a accédé au pouvoir suprême, en 1985, il a rapidement décidé de se débarrasser de Kounaev qui, tel un Brejnev local, avait occupé son poste pendant 22 ans mais qui jouissait d'une grande autorité dans la République. Et dans la meilleure tradition soviétique, il a proposé à Nazarbaev de soumettre Kounaev à une critique publique afin que ce dernier soit démis de ses fonctions au XVIe Congrès du PC du Kazakhstan, en 1986. Nazarbaev s'est exécuté. Sans états d'âme, il a prononcé devant le Congrès un discours dévastateur contre celui à qui il devait toute sa carrière. Dans un premier temps, ce stratagème a échoué : malgré la diatribe de Nazarbaev, les apparatchiks fidèles à Kounaev ont voté en faveur …