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TUNISIE : CE QUE VEULENT LES ISLAMISTES

Près de deux ans après la « révolution du jasmin », prélude au printemps arabe, l'euphorie de la liberté recouvrée a laissé place à l'incertitude en Tunisie comme dans le reste du monde arabe. Le peuple tunisien a entamé une transition difficile. L'absence de culture démocratique, l'hégémonie d'un parti islamiste qui ignore la pratique du pouvoir, l'agitation d'un courant salafiste minoritaire mais très bruyant et parfois violent, la faiblesse d'une opposition qui peine à surmonter ses divisions, ainsi que la bipolarisation de la société tunisienne partagée entre un camp islamiste et un camp dit « laïque » ou « démocrate » fragilisent les efforts de ce petit pays pour s'arrimer à la démocratie après soixante ans d'autoritarisme. Le 23 octobre 2011, le scrutin destiné à élire une Assemblée constituante s'est soldé par une large victoire des islamistes. Le parti Ennahda (Renaissance), qui n'avait pourtant joué aucun rôle dans le processus révolutionnaire, a raflé 89 sièges sur 217. Il a aussitôt formé une coalition avec le Congrès pour la république (CPR, gauche nationaliste, 29 sièges) de Moncef Marzouki et Ettakatol (centre gauche, 20 sièges) de Mustapha Ben Jaafar. Le 14 décembre, le secrétaire général d'Ennahda, Hamadi Jebali, a été chargé de former un gouvernement dont les portefeuilles clés sont revenus au parti islamiste tandis que la présidence de la République a échu à Moncef Marzouki et la présidence du Parlement à Mustapha Ben Jaafar. L'Assemblée constituante s'était donné initialement un an pour rédiger et adopter une nouvelle loi fondamentale qui ouvrira la voie à de nouvelles élections. Cette date butoir, à savoir le 23 octobre 2012, a dû être reportée en raison de la lenteur des travaux et de l'absence de consensus. Vivement critiqués par l'opposition, menacés de perdre leur légitimité au-delà de cette échéance, les trois partis de la coalition gouvernementale ont cependant annoncé, le 13 octobre, un accord pour organiser des élections législatives et présidentielle le 23 juin 2013 avec un second tour pour la présidentielle prévu le 7 juillet. Ennahda, Ettakatol et le CPR ont également affirmé avoir surmonté leur contentieux sur la nature du futur régime. Les islamistes souhaitaient qu'il soit parlementaire afin d'asseoir leur suprématie tandis que les autres partis plaidaient en faveur d'un régime semi-présidentiel plus à même d'assurer un équilibre des pouvoirs. Le compromis trouvé par les trois partis penche plutôt en faveur de ces derniers puisqu'il prévoit « un régime politique mixte dans lequel le président sera élu au suffrage universel ». Les élections générales ne pourront être néanmoins organisées qu'après l'adoption de la nouvelle loi fondamentale, ce qui devrait prendre encore plusieurs mois. Celle-ci nécessitera une majorité des deux tiers qu'Ennahda ne pourra atteindre qu'avec l'appui du CPR et d'Ettakatol. Si le quorum n'est pas atteint, les islamistes n'ont pas exclu d'organiser un référendum qui, selon un éminent acteur indépendant de la scène politique, Yadh Ben Achour, ancien président de l'Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution (le parlement intérimaire mis en place après la chute du régime Ben Ali) constituerait « une course à l'aventure ». En cas d'échec, cette consultation risquerait, en effet, de déboucher sur « un vide politique et une situation d'anarchie » qui justifieraient une intervention de l'armée. Scénario que l'on devine volontairement alarmiste pour convaincre Ennahda de reculer. L'écriture laborieuse et conflictuelle de cette nouvelle Constitution s'accompagne de multiples tensions. Après une année de récession en 2011, l'économie peine à rebondir. Les exportations marquent le pas dans les produits manufacturiers. Le secteur de l'habillement et des textiles demeure dans un état critique. L'instabilité politique et sociale, avec la multiplication des grèves et une surenchère de revendications, décourage les investisseurs étrangers et freine la reprise du tourisme. Enfin, le chômage, en particulier chez les jeunes, n'a fait qu'augmenter, passant de 500 000 sans-emploi en 2010 à 750 000 aujourd'hui. La population, impatiente, ne cache pas sa déception. Des troubles éclatent sporadiquement, notamment dans le centre déshérité du pays, où est née la révolution. À ce malaise social s'ajoutent des crispations politiques. Depuis plusieurs semaines, les relations entre le président et le gouvernement ne cessent de se dégrader, donnant l'impression que la « troïka » menace de devenir une coquille vide. Le 24 août, lors du congrès de son parti, le président Marzouki a ainsi sévèrement dénoncé ses alliés islamistes qui, selon lui, chercheraient à « contrôler les rouages administratifs et politiques de l'État », fustigeant des « nominations partisanes » et des « pratiques rappelant l'ère révolue de Ben Ali ». Outre les tentatives visant à phagocyter l'administration et les médias publics, la complaisance d'Ennahda à l'égard de la mouvance salafiste - qui multiplie les coups de force en toute impunité - ajoute à l'inquiétude des « laïcs ». Le 26 juin 2011, un groupe de fondamentalistes a tenté d'empêcher la projection à Tunis d'un film de la cinéaste Nadia El Fani, intitulé Ni Allah, ni maître, qui évoquait la place de la laïcité dans les sociétés musulmanes. Le 7 octobre de la même année, la diffusion sur la chaîne privée Nessma TV du film franco-iranien Persépolis a suscité une vague de violences de la part d'extrémistes choqués par une scène où Dieu est représenté sous les traits d'un vieillard. Quelques mois plus tard, Nabil Karoui, le directeur de la chaîne, a été condamné à une amende pour atteinte au sacré. En novembre 2011, des salafistes ont investi la faculté de lettres de La Manouba, près de Tunis, pour exiger l'autorisation du port du niqab dans les salles de classe. Depuis, les incidents y sont récurrents. Accusé d'avoir agressé une étudiante voilée, le doyen de la faculté, Habib Khazdaghli, risque cinq ans d'emprisonnement. En avril 2012, deux jeunes internautes ont été condamnés à sept ans et demi de prison pour avoir publié sur Facebook des caricatures de Mahomet. Enfin, en juin dernier, des salafistes ont saccagé l'exposition « Printemps des arts » à La Marsa, près de Tunis, lacérant et brûlant plusieurs oeuvres jugées blasphématoires. Deux des artistes exposés encourent une peine de prison. D'aucuns expliquent cette indulgence à l'égard des fondamentalistes par des arrière-pensées électoralistes. Les salafistes représentent une composante de la base d'Ennahda et, à l'approche des élections, le parti islamiste voudrait éviter un scénario à l'égyptienne (1) en récupérant l'électorat intégriste. D'autres analystes y voient le signe d'une montée en puissance de l'aile dure d'Ennahda. Le parti islamiste n'est pas monolithique et la rhétorique de certains de ses faucons - tel le député Sadok Chourou qui, à l'appui d'un verset du Coran, a proposé de sanctionner les barrages sauvages en coupant les mains de ceux qui les érigent - n'est pas si éloignée de celle des salafistes. Au sein de l'Assemblée constituante, les manoeuvres des islamistes radicaux qui tentent d'imprimer leur marque sur la future loi fondamentale contribuent également à nourrir l'ambiguïté. Le projet d'article 28, qui substitue le terme « complémentarité » à celui d'égalité des sexes a ainsi suscité une levée de boucliers (2). La femme tunisienne jouit, en effet, de droits exceptionnels dans le monde arabe depuis la promulgation en 1956 par Habib Bourguiba du code du statut personnel. Ce code abolit la polygamie, impose une procédure judiciaire pour divorcer et n'autorise le mariage que si les deux futurs époux expriment leur consentement. Le 13 août, des milliers de Tunisiens ont manifesté pour exiger le retrait de cet article et conspuer les dirigeants d'Ennahda. Un autre projet d'article visant à criminaliser l'atteinte au sacré a soulevé la controverse, le camp laïque y voyant une volonté de limiter la liberté d'expression. Rached Ghannouchi, 71 ans, de son vrai nom Rached Kheriji, passe aujourd'hui pour l'homme fort de la Tunisie bien qu'il n'occupe aucune fonction exécutive. Cet intellectuel conservateur est aussi, comme en témoignent ses nombreux écrits, l'un des principaux théoriciens de l'islam politique moderne. Proche des Frères musulmans (3), il a étudié à Tunis, au Caire, à Damas et enfin, pendant un an, à la Sorbonne, avant de rentrer au début des années 1970 en Tunisie où il fonde, avec l'avocat Addelfattah Mourou, le Mouvement de la tendance islamique qui deviendra plus tard Ennahda. Son activisme sous Bourguiba lui vaut d'être emprisonné de 1981 à 1984 puis de 1987 à 1988. Cette dernière peine sera écourtée à la suite de la destitution, le 6 novembre 1987, d'Habib Bourguiba par le général Ben Ali qui s'empare du pouvoir. Dans un premier temps, le nouveau président joue l'ouverture. Il autorise les islamistes à participer aux législatives d'avril 1989 qui seront néanmoins entachées de fraudes. Ennahda n'obtient pas suffisamment de suffrages pour être représenté au Parlement, mais ne s'en impose pas moins comme le principal mouvement d'opposition. Cette démonstration de force, qui surprend le régime, déclenche une nouvelle vague de répression. Ennahda est interdit. En 1990, Rached Ghannouchi s'exile d'abord à Alger, puis à Londres, où il passera vingt ans. Entre-temps, à la faveur du mouvement de protestation déclenché dans le monde arabe par la première guerre du Golfe et des événements en Algérie (4), le président Ben Ali achève d'éradiquer le mouvement islamiste en faisant embastiller des dizaines de milliers de militants. Le 30 janvier 2011, soit deux semaines après la fuite de Ben Ali, Rached Ghannouchi regagne la Tunisie et, en juillet 2012, le 9e congrès d'Ennahda, qui se tient pour la première fois à Tunis après vingt-quatre ans de clandestinité, le reconduit à la tête du parti. Solidement ancré dans le pays profond, Ennahda tire sa puissance et sa légitimité morale de la persécution dont ses militants ont été les victimes sous Bourguiba puis Ben Ali. Mais cette formation - c'est sa faiblesse - est loin d'être homogène. En position de force grâce au printemps arabe, la mouvance « réformiste » semble de plus en plus concurrencée par un courant radical qui flirte volontiers avec les salafistes. À cet égard, Rached Ghannouchi joue un rôle fondamental pour maintenir un délicat équilibre fondé sur le dialogue, mais parfois aussi sur l'art de l'esquive. Bien qu'il s'en défende, c'est lui qui arbitre - comme l'a montré le débat sur l'inscription de la charia dans la future Constitution. Et c'est en grande partie de sa capacité à rassembler une société divisée que dépendra le succès ou l'échec de la révolution tunisienne. A. T. Arielle Thédrel - Vous avez une formation de théologien et de philosophe. Quels sont les penseurs qui vous ont le plus marqué ? Rached Ghannouchi - Malheureusement, je n'ai pas pu achever mes études de philosophie. J'ai obtenu ma licence à la faculté de Damas puis, après avoir passé une année en France, je suis revenu en Tunisie pour fonder le Mouvement de la tendance islamique qui est devenu quelques années plus tard Ennahda. La répression et la prison m'ont empêché de passer mon doctorat. Mais, pour répondre à votre question, de nombreux philosophes m'ont influencé, grecs, arabes, européens : Platon, Averroès, Descartes, Kant... Ils ont un point commun : tous étaient des croyants. A. T. - Avez-vous été tenté, au début, de prendre le pouvoir par la force ? R. G. - C'est ce que prétendait l'ancien régime. Tous les opposants à Ben Ali ont été accusés de tentative de putsch ou de terrorisme. Les islamistes ont été des victimes et non pas des acteurs de la violence. Dois-je vous rappeler que des dizaines de milliers d'entre nous ont été emprisonnés d'abord par Bourguiba au milieu des années 1980 puis par Ben Ali au début des années 1990 ? Sans compter tous ceux qui ont dû fuir. Moi-même, j'ai passé vingt-deux ans en exil. Ennahda revient de loin. A. T. - Le 18 octobre 2005, plusieurs partis de l'opposition, dont Ennahda, se réunissent à Paris pour définir une « voie pour la démocratie ». Ce « collectif du 18 octobre » marque un tournant dans l'histoire de votre mouvement. Que s'est-il passé ? R. G. - Il est vrai que nous avons évolué. Mais seule la pierre ne change pas ! Pour être précis, je dirais que nous avons non pas modifié notre projet politique, mais que nous l'avons amélioré. Le collectif du 18 octobre représente une étape importante dans notre rapprochement avec l'opposition laïque. Dès le début des années 1980, notre mouvement avait adhéré aux valeurs démocratiques. Lors de la création du Mouvement de la tendance islamique, le 6 juin 1981, nous avions dit que nous rejetions l'idée d'accéder au pouvoir par la force. Ce collectif du 18 octobre a permis de surmonter nos différences. Nous nous sommes accordés sur un modèle de société fondé sur la démocratie, le pluralisme politique, la liberté d'expression, l'égalité entre l'homme et la femme. Nous avions également une vision commune des relations entre l'État et la religion. Cette initiative a contribué à faire échec aux manoeuvres du régime Ben Ali qui a tenté de rallier à sa cause le camp de l'opposition démocrate afin d'isoler les islamistes sous prétexte de défendre la modernité contre un prétendu obscurantisme. Cette plateforme du 18 octobre a permis de former très rapidement l'actuelle troïka avec le Congrès pour la république du président Moncef Marzouki et Ettakatol, le parti du président du Parlement, Mustapha Ben Jaafar. A. T.- Avez-vous été surpris par le printemps arabe ? R. G.- Non, c'était inéluctable. Lisez mes écrits. La seule chose …