par
Dorothée Schmid, Responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Ifri. Auteur, entre autres publications, de : La Turquie en 100 questions, Tallandier, 2018.
Dorothée Schmid et Marc Semo - Jamais la Turquie républicaine n'a été aussi active sur la scène internationale. La définiriez-vous aujourd'hui comme une puissance moyenne ? Une puissance globale ? Ahmet Davutoglu - Je ne crois pas à une hiérarchie des puissances. Ce sont des concepts hérités de la guerre froide. Le schéma de l'époque était celui de deux super-puissances qui s'affrontaient au-dessus de puissances intermédiaires à vocation globale (la Chine, l'Inde, la Grande-Bretagne, la France...) et de puissances régionales. Le reste était composé de « petits États ». Cette vision des choses est obsolète. Dans certains cas, aujourd'hui, les « petites » puissances peuvent jouer un rôle plus important que les grandes. La Turquie, par exemple, est en mesure de contribuer à la paix au niveau mondial. Prenez l'Alliance des civilisations (1). Cette initiative en faveur du dialogue entre les cultures rassemble plus de 100 pays dans le cadre de l'ONU, sous la houlette de l'Espagne et de la Turquie. De même, nous avons lancé l'année dernière avec la Finlande le groupe des « Friends of mediation », qui totalise plus de 50 pays membres. Mais il nous arrive aussi d'agir en puissance régionale : c'est le cas en Syrie, en Libye, dans les Balkans ou encore en Afrique du Nord. Les vieilles catégories des relations internationales n'ont plus cours. Nous savons bien que les États-Unis et la Chine ont de plus gros moyens que nous. Mais la Turquie est un pays qui a une pensée stratégique créative. C'est un pays qui a une conscience et qui défend une vision humaniste. Une puissance montante qui promeut la paix et la stabilité dans le monde entier. D. S. et M. S. - Vous venez de faire allusion aux « printemps arabes ». Quelle part la Turquie y a-t-elle prise ? A. D. - Partout nous avons pris fait et cause pour les révolutions arabes, y compris dans les pays dirigés par des chefs d'État pro-occidentaux. En Égypte, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan a appelé très tôt Hosni Moubarak à se retirer, alors que tout le monde se demandait encore comment réagir face à ce qui se déroulait place Tahrir. En Libye, nous avons certes eu quelques différends avec la France, en tout cas avec le président Sarkozy (2), mais nous voulions aussi très clairement soutenir le changement. En Syrie, où le régime est anti-occidental, nous avons eu la même position. D. S. et M. S. - Comment définiriez-vous votre méthode ? A. D. - Tout ce que nous promettons, nous le faisons. Au bout du compte, cela donne de la Turquie une image nouvelle. Le voyage de Recep Tayyip Erdogan en Somalie l'été dernier en est l'illustration (3) : personne ne voulait croire que nous allions y établir une ambassade, que les hôpitaux allaient rouvrir, que la Turkish Airlines desservirait Mogadiscio, que l'aéroport serait réhabilité, la route vers l'aéroport remise en état... Rappelez-vous aussi le tremblement de terre en Haïti : les avions turcs ont été les premiers à y atterrir pour acheminer de l'aide humanitaire. Depuis neuf ans que nous sommes au pouvoir, nous essayons de mettre systématiquement en pratique ce que nous planifions. D. S. et M. S. - Pensez-vous avoir une responsabilité spéciale dans votre région au nom de l'Histoire ? A. D. - Certains le pensent à notre place. Pour beaucoup de gens, Arabes, Afghans, Pakistanais, ressortissants des pays des Balkans, Istanbul est une destination naturelle. Quand l'Afghanistan et le Pakistan ont un contentieux, ils nous appellent à la rescousse, car nous avons d'excellentes relations aussi bien avec l'un qu'avec l'autre (4). De la même manière, la Bosnie et la Serbie nous ont demandé l'an dernier de les aider à régler leurs différends bilatéraux (5), notamment la question des excuses pour Srebrenica. Nous avons réussi à organiser six ou sept réunions des ministres des Affaires étrangères et deux sommets avec les chefs d'État. Mais nous n'imposons rien à personne. Notre démarche n'a rien d'impérialiste. D. S. et M. S. - L'islam joue-t-il un rôle dans le « soft power » turc ? A. D. - La plupart des populations de la région sont de religion musulmane et il est évident que nous sommes liés culturellement à ces communautés. Les musulmans sont plus à l'écoute que d'autres lorsque nous faisons part de notre expérience. Que ce soit en Égypte, en Tunisie, au Yémen ou ailleurs, ils veulent comprendre comment la Turquie, en tant que pays musulman, est parvenue à se doter d'une démocratie aussi forte, fondée sur un développement économique aussi solide. Les musulmans ont plus que jamais besoin de success stories. Au cours des dernières décennies, surtout après le 11 Septembre, l'islam a souvent été associé au terrorisme, à la problématique des failing states (États faillis) ou au sous-développement. La Turquie démocratique, avec un mode de vie en pleine évolution, une économie dynamique et une politique étrangère très active, n'en est que plus attractive. La religion joue un rôle dans cette attirance car, dans les années récentes, les musulmans ont parfois été combattus, insultés, voire massacrés. Ils ont été victimes de nettoyage ethnique, comme en Bosnie. Ces couches d'Histoire se sont accumulées et ont créé une grande frustration. La Turquie offre aujourd'hui un exemple qui permet de la surmonter. Mais nous n'appelons personne à rejoindre la religion musulmane. Ce genre de décision est d'ordre personnel. Elle renvoie au libre arbitre des individus. D. S. et M. S. - Estimez-vous que la Turquie incarne un modèle ? A. D. - Nous n'avons jamais prétendu être un « modèle ». Mais si d'autres veulent tirer des leçons de notre expérience, ils le peuvent. J'ai dit et répété aux Égyptiens, aux Libyens ou aux Tunisiens que les institutions turques étaient à leur disposition pour étudier tout ce qui pouvait les intéresser. Mais nous ne cherchons pas, pour autant, à exporter la révolution ou la démocratie. La démocratie n'est viable que si elle est authentique et vient de l'intérieur de la société. D. S. et M. S. - Pourquoi …
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