Les Grands de ce monde s'expriment dans

TUNISIE : CE QUE VEULENT LES ISLAMISTES

Entretien avec Rached Ghannouchi par Arielle Thédrel, Journaliste au Figaro

n° 137 - Automne 2012

Rached Ghannouchi Arielle Thédrel - Vous avez une formation de théologien et de philosophe. Quels sont les penseurs qui vous ont le plus marqué ? Rached Ghannouchi - Malheureusement, je n'ai pas pu achever mes études de philosophie. J'ai obtenu ma licence à la faculté de Damas puis, après avoir passé une année en France, je suis revenu en Tunisie pour fonder le Mouvement de la tendance islamique qui est devenu quelques années plus tard Ennahda. La répression et la prison m'ont empêché de passer mon doctorat. Mais, pour répondre à votre question, de nombreux philosophes m'ont influencé, grecs, arabes, européens : Platon, Averroès, Descartes, Kant... Ils ont un point commun : tous étaient des croyants. A. T. - Avez-vous été tenté, au début, de prendre le pouvoir par la force ? R. G. - C'est ce que prétendait l'ancien régime. Tous les opposants à Ben Ali ont été accusés de tentative de putsch ou de terrorisme. Les islamistes ont été des victimes et non pas des acteurs de la violence. Dois-je vous rappeler que des dizaines de milliers d'entre nous ont été emprisonnés d'abord par Bourguiba au milieu des années 1980 puis par Ben Ali au début des années 1990 ? Sans compter tous ceux qui ont dû fuir. Moi-même, j'ai passé vingt-deux ans en exil. Ennahda revient de loin. A. T. - Le 18 octobre 2005, plusieurs partis de l'opposition, dont Ennahda, se réunissent à Paris pour définir une « voie pour la démocratie ». Ce « collectif du 18 octobre » marque un tournant dans l'histoire de votre mouvement. Que s'est-il passé ? R. G. - Il est vrai que nous avons évolué. Mais seule la pierre ne change pas ! Pour être précis, je dirais que nous avons non pas modifié notre projet politique, mais que nous l'avons amélioré. Le collectif du 18 octobre représente une étape importante dans notre rapprochement avec l'opposition laïque. Dès le début des années 1980, notre mouvement avait adhéré aux valeurs démocratiques. Lors de la création du Mouvement de la tendance islamique, le 6 juin 1981, nous avions dit que nous rejetions l'idée d'accéder au pouvoir par la force. Ce collectif du 18 octobre a permis de surmonter nos différences. Nous nous sommes accordés sur un modèle de société fondé sur la démocratie, le pluralisme politique, la liberté d'expression, l'égalité entre l'homme et la femme. Nous avions également une vision commune des relations entre l'État et la religion. Cette initiative a contribué à faire échec aux manoeuvres du régime Ben Ali qui a tenté de rallier à sa cause le camp de l'opposition démocrate afin d'isoler les islamistes sous prétexte de défendre la modernité contre un prétendu obscurantisme. Cette plateforme du 18 octobre a permis de former très rapidement l'actuelle troïka avec le Congrès pour la république du président Moncef Marzouki et Ettakatol, le parti du président du Parlement, Mustapha Ben Jaafar. A. T.- Avez-vous été surpris par le printemps arabe ? R. G.- Non, c'était inéluctable. Lisez mes écrits. La seule chose qui m'a surpris, c'est le timing. Je ne pensais pas qu'il arriverait aussi rapidement. A. T.- Comment expliquez-vous la victoire des islamistes en Tunisie et en Égypte ? R. G.- D'abord, dans ces deux pays, malgré la féroce répression dont ils ont été victimes, les islamistes représentaient depuis longtemps déjà la principale force d'opposition. Comme je viens de vous le dire, le combat contre la dictature nous a coûté très cher. Mais nous avons fait ainsi la preuve de notre intégrité et les électeurs, écoeurés par la corruption des régimes Ben Ali et Moubarak, y ont été sensibles. Un autre facteur d'explication tient à ce que beaucoup de Tunisiens et d'Égyptiens aspirent à la démocratie et à la modernité ; mais ils ne sont pas prêts, pour autant, à renier leur identité arabo-musulmane. A. T.- Le président Marzouki présente Ennahda comme l'équivalent islamiste de la Démocratie chrétienne. Cette comparaison vous convient-elle ? R. G.- Je suis d'accord. Mais je ne dirais pas, pour autant, que la Démocratie chrétienne est un modèle que nous voulons imiter. J'en dirais autant du parti turc Justice et Développement. Nous nous en inspirons tout en suivant notre propre voie. Pour des raisons historiques, la relation entre le politique et le religieux dans le monde arabo-musulman est plus forte que dans les pays chrétiens. Le principe selon lequel il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César n'est pas acceptable dans l'islam, où même César doit obéir à Dieu. Cette opposition entre le séculier et le religieux est très nette en France, mais beaucoup plus nuancée dans les pays anglo-saxons, où l'État préfère rester neutre face à la religion. Ce n'est pas un hasard si la polémique qui est née chez vous à propos du foulard islamique a épargné les pays anglo-saxons. Je me sens plus proche de la laïcité anglo-saxonne. La France, depuis la révolution de 1789, a toujours combattu la religion alors qu'aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Allemagne la cohabitation entre l'État et l'Église n'est pas conflictuelle. Dans l'islam, il n'y a pas de séparation entre l'État et la religion. En revanche, le rôle de chacun est bien spécifié. L'islam est par essence pluraliste. Comme vous le savez, nous n'avons pas d'Église, pas de pape, pas d'intermédiaire avec Dieu. Chacun est libre d'expliquer les livres saints. C'est pourquoi il existe plusieurs lectures du Coran et plusieurs courants islamiques. A. T.- Vous dites que, dans l'islam, même César doit obéir à Dieu. Considérez-vous que le pouvoir vient de Dieu ? R. G.- Non. Le pouvoir vient du peuple et personne ne peut incarner Dieu sur terre. Clairement, nous sommes pour un État civil et contre un État religieux. A. T.- Officiellement, vous ne jouez aucun rôle dans l'exécutif. La plupart des Tunisiens assurent pourtant que le vrai patron du pays, c'est vous... R. G.- N'exagérons pas ! On dit, en effet, que je dirige tout en Tunisie. Même quand il neige, on m'accuse d'y être …