En accédant au pouvoir, à la tête d'une coalition Fine Gael (centre droit)-Labour (centre gauche), le 9 mars 2011, Enda Kenny ne pouvait guère se faire d'illusions sur l'état du pays dont il prenait les rênes (1). L'implosion de la bulle immobilière, la crise du crédit, l'effondrement brutal du secteur financier, le gonflement de la dette publique par adjonction de la dette bancaire, la perte de compétitivité, la montée en flèche du chômage et la récession avaient administré le coup de grâce à l'orgueilleux et fragile Tigre celtique qui, quelques années auparavant, faisait l'admiration d'une Europe médusée. L'Irlande s'était retrouvée au bord du précipice. Au point que Brian Cowen, le prédécesseur d'Enda Kenny, avait été contraint en novembre 2010 d'appeler au secours le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission de Bruxelles. Un plan de sauvetage avait été mis en place. L'Irlande s'était vu ouvrir une ligne de crédit de 67,5 milliards d'euros (auxquels étaient venus s'ajouter 17,5 milliards d'euros provenant d'un fonds de réserve irlandais mobilisé pour la circonstance). Sa réputation en lambeaux et sa notation en berne, l'Ile Verte avait rejoint le peloton de queue des PIGS, acronyme désignant les pays méditerranéens les plus affectés par la crise (2). Les analystes financiers ne cachaient pas leur pessimisme : « L'Irlande est confrontée à la pire crise de son histoire en tant que nation indépendante », pouvait-on lire dans le Financial Times (3). Sous surveillance quasi constante de la troïka représentant les institutions qui l'avaient mise sous perfusion, l'Irlande s'engagea sur la voie étroite d'un redressement qui n'était rien moins qu'assuré. La médication qu'elle fut contrainte de s'auto-administrer porte un nom qui, en d'autres lieux, sème l'effroi et la consternation : l'austérité. Tous les budgets de ces dernières années en portent la marque. Entre 2009 et 2015, le gouvernement irlandais s'est fixé comme objectif de réaliser 33,2 milliards d'euros d'économies. Un montant considérable pour une nation qui compte à peine 4,6 millions d'habitants. Par souci d'équité, il fut décidé que ces économies seraient financées aux deux tiers par la diminution des dépenses publiques, et pour un tiers seulement par des hausses d'impôts (4). Parallèlement, des réformes de structure étaient mises en chantier afin de restituer à l'économie sa compétitivité. Le peuple irlandais a, de l'avis de tous les observateurs, montré dans la tempête un indéniable courage. Il n'a pas accueilli l'austérité avec des transports d'enthousiasme, mais il n'a pas donné comme d'autres le spectacle d'une colère impuissante, stérile et destructrice. Un mélange de résilience, de pragmatisme et de ténacité l'a convaincu de ne pas céder à la désespérance. Faire front et remonter la pente est devenu l'ordre du jour. Répudiant les doutes qui l'avaient effleuré lors de la ratification par référendum des traités de Nice et de Lisbonne (5), l'électorat irlandais se prononça à une très forte majorité en faveur du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l'Union économique et monétaire signé le 2 mars 2012 par vingt-cinq chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne. Interrogé par le journal Libération sur le point de savoir si l'impératif d'équilibre budgétaire n'était pas un facteur de récession, Eamon Gilmore, vice-premier ministre, ministre des Affaires étrangères et leader du Parti travailliste irlandais, fit cette réponse qui avait le mérite de la clarté : « La dette irlandaise va atteindre un pic maximal de 119 % de la richesse nationale. Pensez-vous que l'on puisse continuer à emprunter 3 euros pour 10 euros dépensés ? Ce n'est tout simplement pas soutenable. La discipline budgétaire n'est pas un concept de droite, regardez ce qu'ont fait les social-démocraties scandinaves. Mais cette discipline nécessaire, inévitable, ne règle qu'une partie de la question. Si on ne la combine pas avec des réformes structurelles qui préparent le retour de la croissance, elle ne sert à rien » (6). Stabilisation des finances publiques et réformes structurelles ont porté leurs fruits. Aujourd'hui, l'Irlande est loin d'être guérie, mais elle est convalescente, ce qui est déjà beaucoup. Un timide rai de lumière luit au bout du tunnel. L'économie croît à nouveau, pour la première fois depuis 2007. Le déficit public qui s'élevait à 32 % en 2010 à cause de la recapitalisation des banques supportée par l'État a été diminué de près des trois quarts. Les taux d'intérêt auxquels l'Irlande emprunte ont reculé, passant de 9 % à moins de 5 %. Les investissements étrangers sont en hausse. En octobre dernier, le département de recherche de la banque danoise Danske, connu pour le sérieux de ses analyses, a annoncé la sortie prochaine de l'Irlande du club des PIGS (7). Grâce aux exportations qui ont retrouvé un niveau comparable à ce qu'il était avant la crise et à la stabilisation de la demande intérieure, le PIB irlandais devrait augmenter de 0,8 % en 2013 et de 2,3 % en 2014. La gestion rigoureuse du gouvernement d'Enda Kenny devrait ramener le déficit budgétaire à 8,3 % du PIB en 2012 et à 7,5 % de ce même PIB en 2013. Le marché immobilier semble avoir atteint son niveau le plus bas. Des frémissements à la hausse laissent entrevoir un retournement de tendance après des années de baisse. Reprenant confiance, les marchés financiers s'intéressent à nouveau à l'Irlande. En témoignent leur empressement à répondre aux demandes de refinancement des entreprises publiques et privées irlandaises et la baisse significative des taux d'intérêt consentis. Le plan de sauvetage mis en place par le FMI, la Banque centrale européenne et la Commission de Bruxelles a été suivi au pied de la lettre. Ce fut une épreuve très rude qui est loin d'être terminée. Il n'empêche : Christine Lagarde a salué la politique « exemplaire » du gouvernement irlandais, tandis que Mario Draghi vantait « la parfaite observance du programme d'ajustement macro-économique ». S'étant ainsi acquitté de ses obligations au prix de sacrifices très lourds dont sa réputation intérieure a pâti, le gouvernement de Dublin s'est fixé pour objectif de donner congé à la troïka dès la fin de l'année 2013 ou au début de 2014. Le point noir est assurément le taux de chômage qui s'est stabilisé aux alentours de 14,7 % mais qui peine à refluer. L'émigration a retrouvé son étiage le plus haut depuis vingt-cinq ans. Le traitement de cheval administré à l'économie a fragilisé la situation des ménages. Plus que jamais, le redressement de l'Irlande dépend de son aptitude à négocier un accord avec ses partenaires européens sur la prise en compte de sa dette bancaire dans le cadre de la recapitalisation des banques - une recapitalisation dont la nécessité a été reconnue par le Conseil européen de juin et validée par celui de décembre 2012. En faisant face à ses obligations avec détermination, courage et dignité, l'Irlande a restauré sa réputation internationale. Le 15 octobre dernier, Enda Kenny a fait la couverture de Time Magazine, ce qui ne s'était pas vu depuis Sean Lemass, père du premier miracle économique irlandais à l'orée des années 1960. Intitulé « The Celtic comeback », l'article de tête de l'influent magazine d'outre-Atlantique rendait hommage à l'action du Taoiseach : « En s'efforçant de résoudre une crise nationale, le premier ministre Enda Kenny a sans doute trouvé des solutions pour l'Europe » (8). Quelques jours plus tard, le Taoiseach se voyait décerner le titre envié d'« Européen de l'année » par la puissante Association des éditeurs de magazines allemands. L'Irlande - qui a assumé, tout au long de l'année dernière, la présidence de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) - a été élue le 12 novembre 2012 au Conseil des droits de l'homme des Nations unies par 124 voix sur 190, sept voix de moins que les États-Unis et trois de moins que l'Allemagne, loin devant la Suède et la Grèce. Le 1er janvier 2013, elle a pris la présidence de l'Union européenne pour six mois. L'Institute of International and European Affairs a souligné que cette septième présidence de l'Irlande depuis son adhésion était « incontestablement la plus importante, dans la mesure où elle survient à un moment critique pour l'avenir de l'Union » (9). Et non moins critique pour son propre avenir...
P. J.
Pierre Joannon - Depuis le 1er janvier, l'Irlande assume la présidence tournante de l'Union européenne. Quelles sont vos priorités ?
Enda Kenny - Par une singulière coïncidence qui ne vous aura sans doute pas échappé, nous avons pris les rênes de l'Union européenne le 1er janvier 2013, quarante ans jour pour jour après l'adhésion de notre pays à ce qui était alors la Communauté économique européenne. C'est la septième fois que la responsabilité de présider aux destinées de l'Union européenne nous incombe (10). Ce qui est nouveau, c'est le contexte de crise qui appelle de notre part des orientations et des efforts particuliers. Au nombre de nos priorités, il y a évidemment l'accord sur le budget pluri-annuel de l'Union. Nous aurions préféré que ce budget soit adopté par le Conseil européen des 22 et 23 novembre dernier. Mais, puisqu'il y a eu blocage, il nous appartient de rapprocher les points de vue pour parvenir à un compromis acceptable par tous. Au-delà du budget européen, les priorités qui nous tiennent à coeur peuvent se résumer en trois mots : stabilité, croissance et emploi. Parallèlement, nous allons nous efforcer de conclure les accords que Chypre n'a pu mener à leur terme : avec le Canada et l'Extrême-Orient notamment. Nous souhaitons également promouvoir un nouvel accord commercial avec les États-Unis. Je m'en suis entretenu avec le président Obama. En bref, nous avons du pain sur la planche. Mon gouvernement s'est préparé à faire face à ce surcroît de responsabilités. Par-dessus tout, nous souhaitons que notre présidence soit efficace et favorise la prise de décision engageant l'avenir de l'Europe.
P. J. - Vous parlez de l'Europe, mais il y en a deux : l'Union à vingt-sept et la zone euro à dix-sept. À laquelle l'Irlande se rattache-t-elle ?
E. K. - Nous faisons partie de la première depuis quarante ans et de la seconde depuis la création, en 1999, de l'Union économique et monétaire. Le 31 mai 2012, dans un contexte économique très difficile, le peuple irlandais a approuvé par référendum, à la majorité de 60 % des votants, le Traité européen de stabilité budgétaire. Je vous rappelle que l'Irlande a été le seul pays de l'Union à soumettre le pacte budgétaire à référendum. C'est un test grandeur nature dont le résultat est d'autant plus significatif. Le message adressé par les électeurs irlandais est, à cet égard, on ne peut plus clair : nous sommes au coeur de l'Europe et au coeur de la zone euro, et nous entendons y rester. Cela étant solennellement affirmé, permettez-moi d'insister sur un point qui me paraît capital. Les peuples d'Europe attendent de leurs dirigeants qu'ils prennent des décisions et veillent à ce qu'elles soient appliquées. Il est primordial que l'Europe soit perçue comme un mécanisme de prise de décision qui fonctionne. La complaisance, l'immobilisme et les blocages déconsidèrent l'Union, nourrissent le cynisme et la frustration, et favorisent l'éclosion de mouvements extrémistes.
P. J. - L'Allemagne incline en faveur d'un nouveau traité. Pensez-vous que cela soit judicieux dans …
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