C'est un géant de près de deux mètres. Avec sa barbe fournie et broussailleuse, sa corpulence de rugbyman, sa voix tonitruante, cet Égyptien de 62 ans ressemble à s'y méprendre à l'ogre des contes. Faut-il, pour autant, en avoir peur ? Peut-être, mais pour des raisons bien étrangères à l'univers magique des contes de fées. Membre du Bureau de la Guidance (l'organe dirigeant des Frères musulmans égyptiens, constitué d'une quinzaine de cadres), n° 2 dans l'organigramme de la confrérie, juste derrière le Guide suprême Mohammed Badié, le milliardaire Khaïrat al-Shater est le chef officieux des Frères, actuellement au pouvoir en Égypte. Il serait le véritable maître du pays. Après avoir fait main basse, à coups de millions, sur un Bureau de la Guidance vieillissant et dominé par sa frange la plus extrémiste, il s'est employé, ces dernières années, à dépoussiérer cette instance (il a, en particulier, réussi à mettre sur la touche l'ancien Guide suprême, Mohammed Mehdi Akef, qui faisait régulièrement - et un peu trop publiquement - l'apologie du djihad et du califat mondial). Cet homme d'affaires atypique, qui a fait fortune dans le textile, a transformé l'organisation : il en a fait une machine à gagner les élections et un parti de gouvernement. Il était, d'ailleurs, son candidat naturel à l'élection présidentielle de mai-juin 2012. Mais, invalidé en raison de ses trop nombreux séjours en prison sous Sadate puis sous Moubarak (1), il a été contraint de céder la place au terne Mohamed Morsi, lequel fut élu au second tour le 24 juin avec 51,7 % des suffrages contre 48,3 % pour son adversaire Ahmed Chafiq, un militaire de carrière représentant le Conseil suprême des forces armées (l'organe de transition instauré après la chute du régime Moubarak). Depuis que la confrérie islamiste - qui domine également l'Assemblée du peuple après sa victoire aux législatives tenues fin 2011-début 2012 - détient la quasi-totalité du pouvoir politique en Égypte, Khaïrat al-Shater fait feu de tout bois pour rassurer les pays occidentaux. Se déclarant plus pragmatique qu'idéaliste, il s'efforce de montrer patte blanche pour endiguer l'hémorragie de capitaux et de touristes qui, conséquence de la révolution du printemps 2011 et d'une instabilité endémique, a laissé le pays exsangue. C'est l'objectif à court terme. Mais qu'en est-il du moyen et du long terme ? Derrière une rhétorique dont il soigne les nuances et la modération, quid de ses arrière-pensées ? Souvent accusés de tenir un double discours, les Frères musulmans ont-ils réellement renoncé aux vieilles lunes de leurs fondateurs, à savoir la recréation du califat islamique et l'islamisation du monde ? Pas si sûr... M. P.
Michaël Prazan - Les chancelleries étrangères vous connaissent. Le grand public, beaucoup moins. Pouvez-vous brièvement nous raconter votre parcours politique ? Khaïrat al-Shater - J'ai fait mes premiers pas en politique sous Nasser, dans la mouvance socialiste. En 1966, j'ai adhéré à l'organisation des Jeunes socialistes qui était, à cette époque, soutenue par l'État. Nasser avait promis au peuple qu'il allait construire un État moderne, fort et auto-suffisant. Mais la défaite de 1967 (2) a montré que le pouvoir était incapable de tenir cet engagement. Voilà ce qui, idéologiquement, m'a mené à l'islamisme. J'ai alors découvert les Frères musulmans et leur aspiration à présider à la renaissance du pays à partir des règles de l'islam. J'ai étudié leurs idées et leurs méthodes. À ce jour, je suis resté fidèle à ces idéaux, ce qui m'a valu de sérieux ennuis sous le régime de Moubarak. Quand j'ai terminé mes études universitaires en ingénierie en 1974, je suis allé enseigner à l'Université de Mansoura. La même année, j'ai intégré la confrérie. Depuis mes premiers pas en politique, je poursuis le rêve d'une Égypte moderne, au niveau tant social que politique ; une Égypte qui offrira la dignité, la liberté et la justice à tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance ethnique ou religieuse ; une Égypte forte dans les domaines de l'industrie, de l'économie, de l'agriculture. Je pensais, au début, qu'il serait possible d'y parvenir par le socialisme. Mais, à partir de 1967, j'ai considéré que pour construire un tel État, il fallait partir d'une base islamiste. Les Français ont édifié leur État en se référant au capitalisme et au libéralisme ; les Soviétiques et les pays de l'Est, dans le courant du XXe siècle, ont opté pour la voie socialiste et communiste ; ici, aujourd'hui, nous rêvons d'un État dont les principes seraient ceux de l'islam. M. P. - Au cours des meetings qui ont précédé l'élection de Mohamed Morsi à la présidence de la République, les Frères musulmans égyptiens ont multiplié les déclarations de solidarité avec le Hamas. Vous-même venez de nous dire que la question d'Israël et la cause palestinienne ont réorienté, à travers la défaite de 1967, votre engagement politique. Pourquoi le conflit israélo-palestinien est-il à ce point central dans le discours politique des Frères musulmans ? K. A.-S. - Il ne s'agit pas seulement des Frères musulmans ! Tous les Égyptiens éprouvent une grande solidarité avec les Palestiniens. Nous les soutenons fermement dans la revendication de leurs droits. Plus globalement, nous pensons, aussi, que le conflit israélo-palestinien est à l'origine de toutes les tensions qui règnent dans le monde arabe. Ce conflit a conduit les administrations occidentales - dont celle de votre ancien président, Nicolas Sarkozy - à soutenir les régimes de la région, en particulier en Égypte. Et cela, uniquement pour prévenir un prétendu danger qui aurait menacé Israël ! Pendant des décennies, l'appui des Occidentaux à ces pouvoirs dictatoriaux a constitué le principal obstacle sur le chemin qui conduit à la démocratie et au …
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