L'EUROPE VUE DE FRANCE

n° 138 - Hiver 2013

Bernard Cazeneuve, 49 ans, est né dans une famille de gauche, à Senlis. Il aurait pu s'installer dans l'Oise ou en Gironde, mais c'est dans le Cotentin que ce juriste toujours tiré à quatre épingles, parachuté à Cherbourg, fera carrière en politique. Élu conseiller général de la Manche en 1994, maire d'Octeville en 1995, député de la Manche en 1997, il perd son siège en 2002 et se consacre alors à sa profession d'avocat avant de récupérer son siège en 2007 et d'être réélu en 2012 dans une circonscription redécoupée. Favorable à l'industrie nucléaire, hostile au projet de Traité constitutionnel européen (il appelle à voter « non » au référendum de 2005, comme son mentor Laurent Fabius), Bernard Cazeneuve s'intéresse également aux questions militaires. En tant que secrétaire de la Commission de la défense nationale à l'Assemblée, il est rapporteur en 2010 de la mission parlementaire sur l'attentat de Karachi - dont les victimes, employées de la DCNS, viennent majoritairement du Cotentin. N'ayant soutenu aucun candidat lors des primaires « citoyennes » du PS en 2011, il est désigné comme l'un des quatre porte-parole de François Hollande en vue de la campagne présidentielle de 2012. Bernard Cazeneuve a quitté sa mairie de Cherbourg-Octeville, en juin 2012, après avoir été nommé ministre délégué aux Affaires européennes dans le gouvernement Ayrault. C'est son premier maroquin. Mais, dans le passé, il avait été chef de cabinet d'Alain Vivien (secrétaire d'État aux Affaires étrangères) en 1992 et de Charles Josselin (secrétaire d'État à la Mer) en 1993. À l'heure où l'Union traverse l'une des plus graves crises de son histoire, le ministre français a choisi Politique Internationale pour dessiner les grandes lignes de son action.

B. B.

Baudouin Bollaert - « L'Europe garde une grande capacité à décevoir », estime Jean Pisani-Ferry, directeur du think tank Bruegel. Alors que l'UE vient de recevoir le prix Nobel de la paix, partagez-vous cette opinion désabusée ?

Bernard Cazeneuve - Je lis toujours avec beaucoup d'intérêt les déclarations de Jean Pisani-Ferry qui, comme vous le dites, a parfois coutume de porter un regard désabusé sur l'Europe. N'a-t-il pas affirmé récemment qu'en Europe « les décisions ne peuvent être adoptées qu'au bord du précipice, dont la proximité contraint les acteurs à prendre en compte leur communauté de destin » ? Il m'est moi-même arrivé de regretter qu'en Europe les décisions soient prises trop tard. Mais, depuis quelques mois, l'histoire de la construction européenne s'est accélérée. Les gouvernements ont réalisé qu'il était urgent d'agir face à la crise, comme en témoignent les nombreuses mesures engagées ces derniers mois. Je pense, par exemple, à la réorientation de la politique de l'Union européenne vers des objectifs de croissance, sans laquelle il n'y aura pas d'amélioration des comptes publics.

B. B. - Quelles sont les autres mesures auxquelles vous songez ?

B. C. - Elles sont nombreuses. C'est le plan de 120 milliards d'euros décidé au mois de juin, qui doit trouver son prolongement dans le budget européen pour la période 2014-2020. C'est, naturellement, la supervision bancaire, sur laquelle des compromis positifs ont été obtenus lors des Conseils européens d'octobre et de décembre derniers. C'est, encore, la possibilité pour le Mécanisme européen de stabilité financière d'intervenir directement sur le marché secondaire des dettes souveraines afin de faire baisser les taux, ou d'intervenir le moment venu en recapitalisation directe des banques, notamment espagnoles ; et cela, pour casser le cercle vicieux entre dettes bancaires et dettes souveraines. Toutes ces avancées sont la preuve que l'Europe a décidé de répondre à la crise.

B. B. - Vous semblez estimer que la crise est un bon aiguillon...

B. C. - Jean Monnet disait que l'Europe s'était construite à partir de crises successives et que c'est la juxtaposition des mesures prises en réponse à ces secousses qui avait contribué à consolider l'édifice communautaire. Ce qui était vrai du temps de Jean Monnet le demeure aujourd'hui. Mais nous ne pouvons pas espérer, encore moins susciter la crise pour parvenir à conforter l'Europe. Nous devons surmonter la crise en faisant de l'Europe une solution.

B. B. - Diriez-vous, comme l'ancien député européen Jean-Louis Bourlanges, que l'Europe est un moteur à explosion ?

B. C. - Cette formule, comme bon nombre de celles de Jean-Louis Bourlanges, est juste, fine et imagée ! En même temps, l'Europe ne peut exister uniquement dans la fièvre. Pour une raison simple : même si un tel fonctionnement lui permet de développer des anticorps, elle s'en trouvera à la fin nécessairement affaiblie. Il lui faut donc anticiper les défis et préparer les réponses aux enjeux de demain. Bref, si l'Europe doit se montrer réactive en temps de crise, il faut aussi qu'elle sache se construire sans attendre …