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IRLANDE : UN EXEMPLE POUR L'EUROPE ?

Entretien avec Enda Kenny, Taoiseach (premier ministre d'Irlande) depuis le 9 mars 2011. par Pierre Joannon, Historien, spécialiste de l’Irlande, co-fondateur de la revue universitaire Études Irlandaises. Auteur, entre autres publications, de : Histoire de l’Irlande et des Irlandais, Perrin, 2006 et 2009.

n° 138 - Hiver 2013

Enda Kenny

Pierre Joannon - Depuis le 1er janvier, l'Irlande assume la présidence tournante de l'Union européenne. Quelles sont vos priorités ?

Enda Kenny - Par une singulière coïncidence qui ne vous aura sans doute pas échappé, nous avons pris les rênes de l'Union européenne le 1er janvier 2013, quarante ans jour pour jour après l'adhésion de notre pays à ce qui était alors la Communauté économique européenne. C'est la septième fois que la responsabilité de présider aux destinées de l'Union européenne nous incombe (10). Ce qui est nouveau, c'est le contexte de crise qui appelle de notre part des orientations et des efforts particuliers. Au nombre de nos priorités, il y a évidemment l'accord sur le budget pluri-annuel de l'Union. Nous aurions préféré que ce budget soit adopté par le Conseil européen des 22 et 23 novembre dernier. Mais, puisqu'il y a eu blocage, il nous appartient de rapprocher les points de vue pour parvenir à un compromis acceptable par tous. Au-delà du budget européen, les priorités qui nous tiennent à coeur peuvent se résumer en trois mots : stabilité, croissance et emploi. Parallèlement, nous allons nous efforcer de conclure les accords que Chypre n'a pu mener à leur terme : avec le Canada et l'Extrême-Orient notamment. Nous souhaitons également promouvoir un nouvel accord commercial avec les États-Unis. Je m'en suis entretenu avec le président Obama. En bref, nous avons du pain sur la planche. Mon gouvernement s'est préparé à faire face à ce surcroît de responsabilités. Par-dessus tout, nous souhaitons que notre présidence soit efficace et favorise la prise de décision engageant l'avenir de l'Europe.

P. J. - Vous parlez de l'Europe, mais il y en a deux : l'Union à vingt-sept et la zone euro à dix-sept. À laquelle l'Irlande se rattache-t-elle ?

E. K. - Nous faisons partie de la première depuis quarante ans et de la seconde depuis la création, en 1999, de l'Union économique et monétaire. Le 31 mai 2012, dans un contexte économique très difficile, le peuple irlandais a approuvé par référendum, à la majorité de 60 % des votants, le Traité européen de stabilité budgétaire. Je vous rappelle que l'Irlande a été le seul pays de l'Union à soumettre le pacte budgétaire à référendum. C'est un test grandeur nature dont le résultat est d'autant plus significatif. Le message adressé par les électeurs irlandais est, à cet égard, on ne peut plus clair : nous sommes au coeur de l'Europe et au coeur de la zone euro, et nous entendons y rester. Cela étant solennellement affirmé, permettez-moi d'insister sur un point qui me paraît capital. Les peuples d'Europe attendent de leurs dirigeants qu'ils prennent des décisions et veillent à ce qu'elles soient appliquées. Il est primordial que l'Europe soit perçue comme un mécanisme de prise de décision qui fonctionne. La complaisance, l'immobilisme et les blocages déconsidèrent l'Union, nourrissent le cynisme et la frustration, et favorisent l'éclosion de mouvements extrémistes.

P. J. - L'Allemagne incline en faveur d'un nouveau traité. Pensez-vous que cela soit judicieux dans le contexte actuel ?

E. K. - Puis-je vous faire observer que nous aurons des élections européennes en 2014 ? Une nouvelle Commission sera désignée. D'ici là, nous allons avoir un grand nombre de problèmes à régler, des discussions budgétaires à la réforme de la politique agricole commune en passant par la relance de la croissance. Je préférerais, pour ma part, que nous utilisions les pouvoirs dont nous disposons pour mener à bien les tâches les plus urgentes. Lorsqu'un nouveau Parlement et une nouvelle Commission seront mis en place, il sera temps d'évaluer les transformations institutionnelles qui nous paraîtront alors souhaitables. Je pense que les peuples d'Europe seront favorables à de telles évolutions structurelles pour autant que nous serons en mesure de prendre les décisions qu'ils attendent de nous. Si nous leur démontrons que l'Europe fonctionne, sans doute sera-t-il plus facile de réformer nos institutions en profondeur.

P. J. - L'austérité a écorné votre popularité sur le plan intérieur. En revanche, vous jouissez d'un prestige sans égal sur le plan international. En octobre dernier, vous avez fait la couverture de Time Magazine. L'influente publication américaine vous a cité en exemple. En novembre, vous avez été sacré « Européen de l'année » par l'Association des éditeurs de magazines allemands. Que vous inspire cette cascade d'hommages plus flatteurs les uns que les autres ?

E. K. - À travers moi, c'est au peuple irlandais que s'adressent ces témoignages d'estime et de reconnaissance - au peuple irlandais qui traverse une période très difficile et qui accepte sans gaieté de coeur mais avec un grand pragmatisme les mesures d'austérité dictées par les circonstances. Le courage dans l'adversité dont mes compatriotes ont fait preuve - et continuent de faire preuve - est en train de porter ses fruits. Les analystes et les responsables économiques s'accordent à reconnaître que l'Irlande est dans la bonne voie. La confiance revient petit à petit. Aux alentours de la mi-novembre, des signes encourageants se sont multipliés. L'agence Fitch a réévalué la notation de l'Irlande. La National Treasury Management Agency (NTMA), organisme public chargé de gérer la dette irlandaise, a manifesté son intention de lever 500 millions d'euros à court terme. L'offre a été couverte à concurrence de 2,06 milliards d'euros, quatre fois le montant sollicité, et le taux d'intérêt obtenu - 0,55 % - est le plus bas depuis mars 2010. De même, l'Electricity Supply Board (ESB), équivalent de votre EDF, a obtenu des marchés 6 milliards d'euros, soit douze fois le montant qu'elle avait l'intention d'emprunter. La Bank of Ireland, de son côté, a levé un milliard d'euros à trois ans sans la garantie de l'État. C'est la première fois qu'une banque irlandaise empruntait sur les marchés extérieurs depuis octobre 2010, le mois précédant la mise en place du plan de sauvetage piloté par le FMI, la Banque centrale européenne et la Commission. La confiance des investisseurs est l'une des conditions indispensables de notre redressement. Mais elle n'est pas la seule.

P. J. - À quelle autre condition songez-vous …