Entretien avec
Ioulia Timochenko, Ex-premier ministre d'Ukraine (janvier-septembre 2005 et 2007-2010).
par
la Rédaction de Politique Internationale
n° 138 - Hiver 2013
Politique Internationale - Comment expliquez-vous l'acharnement du pouvoir à votre égard ? Ioulia Timochenko - La persécution persistante et orchestrée dans les moindres détails dont moi-même et mes amis de l'opposition sommes actuellement les victimes n'est qu'une petite partie d'une stratégie globale mise en oeuvre par les dirigeants du parti au pouvoir. C'est une preuve que je suis une personnalité politique qui compte : en m'empêchant de participer à la vie politique et, notamment, aux dernières élections législatives, organisées en octobre 2012, le régime cherche à se protéger contre toute forme d'opposition parlementaire. Le président et ses acolytes savent très bien que j'ai la capacité de redresser le pays et de rassembler les forces qui s'opposeront à l'instauration d'une dictature en Ukraine. La répression dont je fais l'objet, de même que d'autres personnes éprises de liberté, est due au fait que nous combattons leur logique cannibale envers la nation, leur corruption et les manipulations de la loi auxquelles ils se livrent en toute impunité, usant du mensonge le plus éhonté et des plus grossières falsifications. Ils ne tolèrent pas notre manière de faire de la politique, fondée sur un débat démocratique civilisé et guidée par les valeurs fondamentales de l'Union européenne. Pour nous, ces valeurs ne sont pas que des mots. P. I. - Comment votre situation judiciaire évolue-t-elle ? I. T. - Vous savez, le noble terme « judiciaire » est tout à fait inadéquat pour décrire la manière dont fonctionne le système de répression ukrainien ! Tout cela n'a rien à voir avec la justice. Il serait vain et inutile de vouloir examiner d'un point de vue légal les accusations absurdes formulées contre moi. La procédure engagée à mon encontre a violé tous les principes fondamentaux de la Convention européenne des droits de l'homme. Savez-vous que je suis la personnalité politique ukrainienne sur laquelle on a le plus enquêté ? Ainsi, pendant dix ans, le régime de Leonid Koutchma (1) a investi des sommes énormes et mobilisé une armée de juristes à sa solde pour mettre au jour des pratiques illégales ou des abus de pouvoir dont je me serais rendue coupable. Résultat : les deux chambres de la Cour suprême ont considéré que ce dossier était dépourvu de toute substance criminelle. Viktor Ianoukovitch a, pour sa part, déversé des millions de dollars sur diverses sociétés internationales d'audit pour examiner mes activités en tant que premier ministre. Elles n'ont rien trouvé. Alors, la totalité de la machine d'État s'est mise en mouvement : les juges et les procureurs ont été mis à son service pour me faire condamner sur la base de charges fictives. Ils m'ont accusée d'avoir « voulu me fabriquer une image positive auprès de l'électorat en résolvant une crise gazière avec la Russie » (2). Le comité danois d'Helsinki (3), mandaté par l'Union européenne, a évalué toutes les poursuites diligentées contre moi : il a conclu que j'étais victime d'un procès politique visant à m'exclure du débat public alors que je suis la principale opposante au pouvoir actuel. En réalité, les motivations politiques de ma condamnation étaient devenues si évidentes qu'elles risquaient de porter atteinte à l'image du président. C'est pourquoi ce dernier et ses conseillers juridiques ont concocté un plan encore plus absurde : ils ont décidé de me faire accuser de complicité de meurtre ! Mais les marionnettes judiciaires de Ianoukovitch ne sont évidemment pas parvenues à trouver le moindre élément pour étayer cette thèse. Comme vous le savez, ils ont ressorti une affaire vieille de quinze ans - celle-la même qui avait été définitivement close par la Cour suprême (4), ce qui est évidemment illégal. Comme ils craignaient que la Cour européenne des droits de l'homme ordonne que je sois relâchée en raison de l'illégalité de mon arrestation, ils ont décidé, en décembre 2011, de me maintenir en prison dans le cadre d'autres accusations - portant, cette fois, sur de prétendus délits financiers -, lors d'une audience qui s'est déroulée... dans ma cellule de la prison Loukianivska de Kiev. P. I. - Comment cette audience s'est-elle passée ? I. T. - J'étais allongée sur le lit de ma cellule de 30 m2, souffrant de terribles douleurs malgré des doses massives d'analgésiques. Les juges, assis à mon chevet, m'ont lu la décision du tribunal : j'étais maintenue en état d'arrestation car, si j'étais remise en liberté, je risquais de faire obstacle au cours de la justice ! A-t-on jamais vu une telle absurdité dans les annales de la justice pénale d'un pays démocratique ? C'est alors que j'ai compris à quel point Ianoukovitch avait peur. Pas seulement de moi, mais de quiconque pourrait s'opposer à sa mainmise sur le pouvoir en Ukraine. Je suis maintenant à l'hôpital, dans l'attente d'un nouveau procès. Ma santé ne s'améliore pas. Nous attendons avec impatience le jugement de la Cour européenne des droits de l'homme et nous espérons que son avis pourra mettre un terme à cette répression brutale et sans le moindre fondement légal. P. I. - De nombreuses personnalités politiques, en Europe et en Amérique, vous ont exprimé leur soutien. Cela a-t-il eu un effet sur l'attitude des autorités à votre égard ? I. T. - Bien sûr : si je suis actuellement à l'hôpital et non pas en prison, c'est grâce à l'engagement de nos amis en Allemagne et au Canada, et notamment de la chancelière allemande Angela Merkel et du premier ministre canadien Stephen Harper. Ils ont fait tout ce qui était possible pour que je sois soignée par une équipe de médecins indépendants après la décision de la Cour européenne des droits de l'homme de mars 2011 qui demandait au gouvernement de Kiev que je sois traitée de manière adéquate dans un établissement approprié (5). Mes amis du Parti populaire européen - la famille politique dont mes amis et moi-même faisons partie - s'efforcent aujourd'hui d'arrêter le processus tragique qui a entraîné mon arrestation et celle de mes collègues, et qui risque fort de couper l'Ukraine de l'Europe dans les années à …
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