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LES HABITS NEUFS DES FRERES MUSULMANS

Entretien avec Khaïrat Al-Shater, Membre du Bureau de la Guidance des Frères musulmans égyptiens. par Michaël Prazan, Écrivain et réalisateur de films documentaires.

n° 138 - Hiver 2013

Khaïrat Al-Shater Michaël Prazan - Les chancelleries étrangères vous connaissent. Le grand public, beaucoup moins. Pouvez-vous brièvement nous raconter votre parcours politique ? Khaïrat al-Shater - J'ai fait mes premiers pas en politique sous Nasser, dans la mouvance socialiste. En 1966, j'ai adhéré à l'organisation des Jeunes socialistes qui était, à cette époque, soutenue par l'État. Nasser avait promis au peuple qu'il allait construire un État moderne, fort et auto-suffisant. Mais la défaite de 1967 (2) a montré que le pouvoir était incapable de tenir cet engagement. Voilà ce qui, idéologiquement, m'a mené à l'islamisme. J'ai alors découvert les Frères musulmans et leur aspiration à présider à la renaissance du pays à partir des règles de l'islam. J'ai étudié leurs idées et leurs méthodes. À ce jour, je suis resté fidèle à ces idéaux, ce qui m'a valu de sérieux ennuis sous le régime de Moubarak. Quand j'ai terminé mes études universitaires en ingénierie en 1974, je suis allé enseigner à l'Université de Mansoura. La même année, j'ai intégré la confrérie. Depuis mes premiers pas en politique, je poursuis le rêve d'une Égypte moderne, au niveau tant social que politique ; une Égypte qui offrira la dignité, la liberté et la justice à tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance ethnique ou religieuse ; une Égypte forte dans les domaines de l'industrie, de l'économie, de l'agriculture. Je pensais, au début, qu'il serait possible d'y parvenir par le socialisme. Mais, à partir de 1967, j'ai considéré que pour construire un tel État, il fallait partir d'une base islamiste. Les Français ont édifié leur État en se référant au capitalisme et au libéralisme ; les Soviétiques et les pays de l'Est, dans le courant du XXe siècle, ont opté pour la voie socialiste et communiste ; ici, aujourd'hui, nous rêvons d'un État dont les principes seraient ceux de l'islam. M. P. - Au cours des meetings qui ont précédé l'élection de Mohamed Morsi à la présidence de la République, les Frères musulmans égyptiens ont multiplié les déclarations de solidarité avec le Hamas. Vous-même venez de nous dire que la question d'Israël et la cause palestinienne ont réorienté, à travers la défaite de 1967, votre engagement politique. Pourquoi le conflit israélo-palestinien est-il à ce point central dans le discours politique des Frères musulmans ? K. A.-S. - Il ne s'agit pas seulement des Frères musulmans ! Tous les Égyptiens éprouvent une grande solidarité avec les Palestiniens. Nous les soutenons fermement dans la revendication de leurs droits. Plus globalement, nous pensons, aussi, que le conflit israélo-palestinien est à l'origine de toutes les tensions qui règnent dans le monde arabe. Ce conflit a conduit les administrations occidentales - dont celle de votre ancien président, Nicolas Sarkozy - à soutenir les régimes de la région, en particulier en Égypte. Et cela, uniquement pour prévenir un prétendu danger qui aurait menacé Israël ! Pendant des décennies, l'appui des Occidentaux à ces pouvoirs dictatoriaux a constitué le principal obstacle sur le chemin qui conduit à la démocratie et au respect de la volonté des peuples. Cet appui a permis à ces régimes sinistres de subsister ; il est donc la cause fondamentale du retard colossal que nous accusons dans tous les domaines : économique, politique, social... C'est pourquoi j'estime que, en se tenant aux côtés des tyrans, les gouvernements occidentaux ont commis un crime non seulement à l'encontre du peuple palestinien mais, également, à l'encontre de tous les autres peuples arabes. Imaginons maintenant que le conflit arabo-israélien soit résolu d'une manière globale qui respecte clairement le droit des Palestiniens. Les pays occidentaux n'auraient plus à soutenir des systèmes despotiques pour protéger les intérêts israéliens. C'est toute la région qui en profiterait. Voilà pourquoi ce conflit est si important à nos yeux. M. P. - Pendant toute une partie de leur histoire, les Frères musulmans se sont montrés très ambigus sur la question de la violence. La confrérie y a eu plus d'une fois recours en Égypte, de même que les branches étrangères des Frères musulmans que sont le Hamas à Gaza, Ennahda en Tunisie ou le FIS en Algérie. En avez-vous fini avec l'usage de la force ? K. A.-S. - Nous refusons catégoriquement le recours à la violence. Nous, les Frères musulmans, avons adopté une méthode pacifique pour faire changer les choses et pour proposer la restauration du pays à partir de notre compréhension de l'islam. Nous pouvons discuter, faire pression, participer aux élections, organiser des manifestations pacifiques dans les rues, mais nous rejetons fermement toute forme de violence. Et il est faux de dire que nous l'avons encouragée à tel ou tel moment de notre histoire. Cela n'a jamais été le cas, ni dans le passé ni actuellement ; et ce ne le sera pas, non plus, à l'avenir. Pour une raison simple : un tel comportement serait en contradiction avec notre interprétation de l'islam. M. P. - Vous n'êtes pourtant pas sans savoir qu'on impute aux Frères musulmans une part de responsabilité dans la mort du président Anouar al-Sadate. Vous-même avez fui le pays lorsqu'il a été assassiné et que les autorités ont mis sous les verrous des milliers d'islamistes dont bon nombre de Frères musulmans... K. A.-S. - Même si nous avions des réserves légitimes sur la politique de Sadate, nous n'avons pas pris part à son assassinat. Quand il a été tué par des membres d'Al-Jihad, en 1981, je n'étais pas en Égypte. Je me trouvais en Arabie saoudite où j'effectuais le pèlerinage avec ma famille. De là-bas, j'ai appris qu'un groupe de policiers s'était rendu chez moi pour m'arrêter. Dans les régimes dictatoriaux comme l'Égypte, lors de chaque passation de pouvoir, entre 20 000 et 30 000 activistes politiques sont systématiquement arrêtés et jetés en prison, le temps que la situation se stabilise. Les Frères ont été victimes de cette pratique. Il n'y avait pas de charges contre nous ; nous n'étions pas jugés ; c'était une mesure sécuritaire préventive autorisée par l'état d'urgence. Dans ce contexte, j'ai préféré ne pas rentrer en …