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L'EUROPE VUE DE FRANCE

Entretien avec Bernard Cazeneuve, Ministre français délégué aux Affaires européennes depuis juin 2012. par Baudouin Bollaert, ancien rédacteur en chef au Figaro, maître de conférences à l'Institut catholique de Paris

n° 138 - Hiver 2013

Bernard Cazeneuve

Baudouin Bollaert - « L'Europe garde une grande capacité à décevoir », estime Jean Pisani-Ferry, directeur du think tank Bruegel. Alors que l'UE vient de recevoir le prix Nobel de la paix, partagez-vous cette opinion désabusée ?

Bernard Cazeneuve - Je lis toujours avec beaucoup d'intérêt les déclarations de Jean Pisani-Ferry qui, comme vous le dites, a parfois coutume de porter un regard désabusé sur l'Europe. N'a-t-il pas affirmé récemment qu'en Europe « les décisions ne peuvent être adoptées qu'au bord du précipice, dont la proximité contraint les acteurs à prendre en compte leur communauté de destin » ? Il m'est moi-même arrivé de regretter qu'en Europe les décisions soient prises trop tard. Mais, depuis quelques mois, l'histoire de la construction européenne s'est accélérée. Les gouvernements ont réalisé qu'il était urgent d'agir face à la crise, comme en témoignent les nombreuses mesures engagées ces derniers mois. Je pense, par exemple, à la réorientation de la politique de l'Union européenne vers des objectifs de croissance, sans laquelle il n'y aura pas d'amélioration des comptes publics.

B. B. - Quelles sont les autres mesures auxquelles vous songez ?

B. C. - Elles sont nombreuses. C'est le plan de 120 milliards d'euros décidé au mois de juin, qui doit trouver son prolongement dans le budget européen pour la période 2014-2020. C'est, naturellement, la supervision bancaire, sur laquelle des compromis positifs ont été obtenus lors des Conseils européens d'octobre et de décembre derniers. C'est, encore, la possibilité pour le Mécanisme européen de stabilité financière d'intervenir directement sur le marché secondaire des dettes souveraines afin de faire baisser les taux, ou d'intervenir le moment venu en recapitalisation directe des banques, notamment espagnoles ; et cela, pour casser le cercle vicieux entre dettes bancaires et dettes souveraines. Toutes ces avancées sont la preuve que l'Europe a décidé de répondre à la crise.

B. B. - Vous semblez estimer que la crise est un bon aiguillon...

B. C. - Jean Monnet disait que l'Europe s'était construite à partir de crises successives et que c'est la juxtaposition des mesures prises en réponse à ces secousses qui avait contribué à consolider l'édifice communautaire. Ce qui était vrai du temps de Jean Monnet le demeure aujourd'hui. Mais nous ne pouvons pas espérer, encore moins susciter la crise pour parvenir à conforter l'Europe. Nous devons surmonter la crise en faisant de l'Europe une solution.

B. B. - Diriez-vous, comme l'ancien député européen Jean-Louis Bourlanges, que l'Europe est un moteur à explosion ?

B. C. - Cette formule, comme bon nombre de celles de Jean-Louis Bourlanges, est juste, fine et imagée ! En même temps, l'Europe ne peut exister uniquement dans la fièvre. Pour une raison simple : même si un tel fonctionnement lui permet de développer des anticorps, elle s'en trouvera à la fin nécessairement affaiblie. Il lui faut donc anticiper les défis et préparer les réponses aux enjeux de demain. Bref, si l'Europe doit se montrer réactive en temps de crise, il faut aussi qu'elle sache se construire sans attendre d'être au pied du mur. Elle doit avoir une vision et un projet.

B. B. - Est-ce possible dans le climat actuel ?

B. C. - Je suis à la fois lucide et optimiste. Lucide quant à la nécessité d'aller plus loin dans le renforcement des solidarités et dans la coordination de la zone euro, et optimiste puisque je vois que les choses s'accélèrent et que l'Union a pris la mesure des défis qui se posent à elle. J'ajoute que le prix Nobel de la paix vient de consacrer une construction politique sans précédent ni équivalent dans l'Histoire, une construction qui, dans le temps long, a été source de paix et de prospérité. N'est-ce pas un projet qui suscite l'enthousiasme ? Les nouveaux défis que je viens d'évoquer doivent nous inciter à plus d'intégration, à plus d'audace. La réorientation de l'Europe à laquelle la France aspire doit permettre à la fois davantage de convergence budgétaire pour le rétablissement des comptes publics, davantage de croissance, davantage de solidarité et davantage d'union politique.

B. B. - Vous parlez d'union politique ; mais, justement, depuis la crise de la zone euro, l'intégration économique de l'UE a avancé sans contrepartie politique. Comment remédier à ce décalage ?

B. C. - Depuis le Traité d'Amsterdam, les socialistes français ont souligné à plusieurs reprises la nécessité d'instaurer, aux côtés de la Banque centrale européenne qui met en oeuvre la politique monétaire, un pilier économique fort. Autrement dit : un gouvernement économique commun. La France engage chez elle d'importantes réformes visant à rendre possible cette coordination des politiques économiques. Le président Hollande appelle de ses voeux un processus d'« intégration solidaire » : chaque étape supplémentaire dans la voie de l'intégration et du renforcement des disciplines communes dans la zone euro doit correspondre à de nouveaux progrès en termes de solidarité et de légitimité démocratique. L'approfondissement de la légitimité démocratique et de la solidarité est indispensable pour accompagner et équilibrer le renforcement de la responsabilité budgétaire au plan européen. Je vous donne un exemple tout simple : mettre en oeuvre l'union bancaire permet de protéger les épargnants et de réguler la finance, ce qui revient à la soumettre à l'autorité des lois et à la placer sous un contrôle démocratique. On ne peut donc pas dissocier la question de la coordination des politiques économiques de celle du renforcement démocratique. Ces deux processus doivent aller de pair, de même que l'intégration et la solidarité doivent aller d'un même pas. B

. B. - La chancelière allemande, Angela Merkel, a proposé de nouvelles réformes institutionnelles pour progresser vers l'union politique. Pensez-vous que le moment s'y prête ?

B. C. - Nous sommes prêts à davantage d'intégration politique en Europe. La France le souhaite. Le président de la République l'a réaffirmé. Mais il ne faut pas céder à l'illusion qui consisterait à faire de la réforme institutionnelle la réponse unique à la crise actuelle. La réforme des traités n'est pas un tabou. Mais elle ne doit pas pour autant être …